Trilogie La fosse aux vents - Roger Vercel
Je (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) poursuis mes participations aux trois challenges Book trip en mer de Fanja, Monde ouvrier, mondes du travail d'Ingannmic et 2024 sera toujours classique organisé par Nathalie, en évoquant de nouveau l'oeuvre de Roger Vercel, mais cette fois-ci avec une trilogie complète.
Ceux de la "Galatée", Le livre de Poche N°4034, 1975 (Copyright Albin Michel 1949), 248 pages
La peau du diable, Ed. Albin Michel, 1950, 324 pages
Atalante, Ed. Albin Michel, 1951, 302 pages
Dans la trilogie La Fosse aux vents, on suit sur près de 20 ans (de 1897 à la guerre de 1914) le parcours d'un jeune marin (au caractère affirmé), d'abord matelot (gabier), puis second capitaine (après avoir suivi l'Ecole d'Hydrographie de Saint-Malo), et enfin capitaine au long cours. Une ascension sociale, qui lui ouvre l'esprit, sans changer énormément, au fond, son caractère d'origine.
Ce livre de poche, Ceux de la "Galatée", m'a été offert en 1979 par celle de mes grand-mères qui avait dû lire ce titre à parution (pour mes 15 ans). Par contre, les tomes suivants ne sont jamais parus en Livre de Poche, quelle qu'en soit la raison (résultats financiers insuffisants, changement de politique éditoriale, ...). Mais j'avais trouvé, quelques années après, la suite en occasion.
Le héros du livre, Pierre Rolland, n'apparaît au départ que comme l'un des matelots de l'équipage de la Galatée commandée par le capitaine Le Gac. Nous sommes en avril 1897, le bateau est à Dunkerque, en partance vers Iquique (Chili) et San Francisco. L'embarquement des matelots pour ce long voyage, c'est tout un poème. Rolland est ramené le dernier par les gendarmes (cependant que le "pilotin", Jean Barquet, avait couché à bord dès avant le départ). Un "pilotin", c'est un navigant-qui-paye (enfin, sa famille...) pour le voyage ("tu prends la place d'un petit gars qui aurait eu besoin de naviguer pour manger", comme on lui dit). Ce que j'avais apprécié dès ma première lecture, c'est que tout est clairement expliqué du métier de marin sur un grand voilier (deux douzaines d'hommes pour de longues semaines de mer), presque pédagogiquement (même si chacun, du matelot aux officiers, a son propre caractère et sa manière de faire et d'être). p.154, le second, Monsieur Monnard, offre à Rolland la possibilité de devenir officier - tout en lui expliquant qu'il le fait parce que c'est son métier de tirer le maximum des hommes, comme du navire. On a pu voir évoluer le jeune marin, d'un orgueil difficilement domptable et qui n'apprécie la faiblesse ni chez les autres (pauvre pilotin...) ni chez lui-même. Les vents ramènent enfin le bateau à Dunkerque p.194, et Rolland ira suivre le cours préparatoire au concours d'entrée à "Hydro" proposé par l'instituteur Rémy en étant logé chez le frère (prêtre tuberculeux) de Monsieur Monnard (il n'y a malheureusement pas de date mais si l'on considère que les cours sont commencés depuis un mois, je suppose que l'on doit être fin septembre / début octobre?). Une fois de plus, notre jeune matelot se comportera comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, refusant l'attachement qui point chez la fille de l'instituteur. Mais il réussit l'examen pour le cours "au long cours" de l'Ecole d'hydrographie, et le livre finit abruptement.
La peau du diable, ça parle d'un cyclone. Mais, bien entendu, pas uniquement de cela. Durant les 20 premières pages, Pierre Rolland se remémore... On apprend dès les premières pages qu'il a "enseveli sa jeunesse" (à 25 ans) devant la tombe du capitaine Monnard, sous les ordres duquel il avait été durant deux ans lieutenant puis second avant qu'il meure stupidement du tétanos. Lorsqu'il rejoint son nouveau poste sur l'Antonine à Port Talbot (Royaume-Uni, pays de Galles), il est officier depuis 5 ans, a navigué sur l'Astrée (capitaine Bouteloup), puis sur le quatre-mâts l'Espérance (capitaine Arlozzi). Deux capitaines qui ne l'ont guère gâté dans leurs rapports, lui rejetant la responsabilité de leurs diverses "fortunes de mer" (démâtage ou feu à bord aussi bien que "perte de face"), alors que "le second n'est qu'un exécutant payé pour donner l'exemple de l'obéissance la plus absolue" (p.21). L'Antonine est commandé par le capitaine Thirard (premier lieutenant Berteux, second lieutenant Poullain). Cette fois, c'est vers la Nouvelle-Calédonie que se dirige le bateau pour aller y charger son nickel. Encore une fois, nous voyons vivre et "fonctionner" tout un équipage durant un "aller-et-retour" riche en histoires individuelles.
Sur ce navire à coque en fer, vergues et voiles montent grâce à un treuil à vapeur. Mais le "groumage", ces récriminations si universellement tolérées que les hommes prétendaient, en rigolant, abandonner cinq pour cent de leur salaire afin d'y avoir droit (p.88) est toujours présent. Dicton de marin (p.34): "La pluie, c'est de la pluie; le vent, c'est du vent; mais de la pluie et du vent c'est du mauvais temps". Et l'équipage peut passer des jours à s'efforcer de ne pas dormir à coup de récits interminables (Jean de l'Ours, p.96).
Le capitaine Thirard effectue son dernier voyage, mais Rolland met du temps à comprendre exactement ce qui l'y pousse: "il savait avec quelle obstination un capitaine peut s'accrocher à son commandement. s'il descendait de sa dunette, dix se précipiteraient pour l'y remplacer. Et après, pour y remonter..." (p.33). p.101: "second capitaine, cela signifiait bien suppléant, remplaçant du commandant empêché, et non pas "qui vient derrière le premier"", est-il mentionné en aparté... Cependant que le second doit savoir tout faire, y compris "arranger le coup" pour une gamine éperdue réfugiée à bord dans le but d'échapper à son père qui la bat quand il est saoul. Mais c'est bien le capitaine Thirard, presque à l'agonie, qui saura insuffler à l'équipage l'espoir nécessaire pour traverser le fameux cyclone et réussir à ramener ce qui reste du bateau vers la Nouvelle-Calédonie qu'ils avaient quittée peu avant. C'est un "vapeur" qui remorque au port de Nouméa le voilier désemparé. Quand Rolland ramène le navire à bon port vers la Métropole (en 98 jours, de la Nouvelle-Calédonie au Havre) - "Un voyage dont on reviendrait moins sûr de soi qu'on était parti" (p.317) -, son poste de capitaine lui est enfin confirmé.
On doit bien être en 1905: il est fait allusion au fait que la France renonce à ses pêcheries à Terre-Neuve à la suite d’un accord global avec le Royaume-Uni (1904), ou aux persécutions combistes. J'ai retrouvé avec plaisir dans ce volume une narration bien huilée, au point que je revoyais des péripéties à l'avance, alors que je ne l'avais plus relu depuis longtemps.
Quand débute Atalante, Pierre Rolland est désormais capitaine depuis plusieurs années (il commande donc l'Atalante, après l'Andromède, la Marie-Laurentine, l'Argonaute et le Saint-Sever). Mais il reste muré dans sa solitude. Lorsqu'il rejoint des capitaines, ses pairs, qu'il retrouve aux quatre coins du monde, il fréquente des collègues, non des amis. Paradoxe: lui, l'homme qui n'aime toujours rien tant que sa liberté, est un capitaine qui hait les propagandistes libertaires qui viennent demander aux matelots s'ils ont à se plaindre de leur capitaine... Et il a toujours fui éperdument l'attachement à une femme. Jusqu'au jour où son second l'invite au mariage de sa soeur. L'on apprend qu'il arrivait que des épouses de "cap-horniers" embarquent à bord pour le voyage (à condition de ne jamais interférer avec les tâches quotidiennes du capitaine, qui se doit tout à son bateau). Mais, pour la jeune épousée Geneviève Rolland, qui ne supporte malheureusement pas la navigation à bord d'un voilier, le voyage aller est tragique. Pierre Rolland est une fois de plus trop dur pour lui-même comme pour les autres, alors que ceux-ci se laissent briser... À la fin de cette trilogie seulement, à force d'être confronté à ce qu'il lui semble juste de faire, entre force et faiblesse, il a sans doute réussi à faire bouger son propre curseur pour estimer celles-ci.
Ce dernier volume est, plus que les autres peut-être, celui de la nostalgie d'une époque condamnée. C'est d'autant plus perceptible que nous avons vu passer l'époque de la "routine" de ces voyages de trois-mâts ou quatre-mats cap-horniers, dédiés au transport de pondéreux en utilisant juste la force gratuite du vent pour transporter leur cargaison. Les capitaines se payaient, à l'origine, le plaisir de régater victorieusement, avec leurs "lévriers des mers", face aux "vapeurs" au machines encore peu rapides et grosses consommatrices de charbon. Mais c'est un chant du cygne. Comme le remarque le capitaine Rolland, "il se construit deux [voiliers] pour dix qu'on désarme. Avant 10 ans, cette marine à voiles aura disparu."
Lorsque le roman se conclut, Pierre Rolland, lieutenant de vaisseau auxiliaire commandant durant la guerre le voilier Caldera, a ramené son équipage mais non son navire, coulé par un sous-marin. Il explique avec force au conseil de guerre qu'un voilier encalminé est impuissant contre un sous-marin, en surface, qui l'engage au canon tout en restant soigneusement hors de portée... et qu'il s'est refusé à faire massacrer vainement son équipage. Les dernières pages sont belles (je trouve). Pierre Rolland y a donc achevé son "parcours initiatique", tout en refusant de sortir de l'impasse superbe où il s'est engagé dans sa jeunesse, et c'est Jean Barquet, devenu armateur, qui lui offre la seule porte de sortie honorable: prendre le commandement d'un "bateau-piège" destiné à lutter contre les sous-marins (1). Je me rappelle que ma grand-mère m'avait cité "par coeur" la phrase de conclusion: "oh, des "après", sur ces bateaux-là, même en ne faisant que son service, il ne doit pas y en avoir pour tout le monde".
Je souris aujourd'hui en lisant mon annotation sur ce 3e tome: "enfin! Depuis le temps que je le cherchais...". Mais, à 19 ans, 2 ans + 2 ans pour compléter la trilogie (1981 et 1983), ça avait dû me paraître une durée excessivement longue.
Aujourd'hui (au XXIe siècle), on revient à la "propulsion à vent" (pour économiser les "combustibles fossiles") et à son énergie gratuite (ou du moins à des cargos à propulsion "mixte" et plus économique), mais il y a autant de différence entre les "mâts-voiles" ou les "mâts-rotors" d'aujourd'hui et les voiles en toile de la marine d'antan qu'il y en a entre nos éoliennes productrices d'électricité et les "moulins à vents" de naguère.
Pour en savoir plus sur les cap-horniers de la "grande époque" (fin du XIXe s. et début du XXe), on consultera utilement le site d'une association qui a pris la suite de l'AICH (Amicale Internationale des capitaines au long cours Cap-Horniers), disparue en 2003 avec les derniers Cap-Horniers français. Je me rappelle avoir visité il y a déjà bien 10 ans, à Saint-Malo, le Musée des Cap-Horniers (fermé en 2019), dans la Tour Solidor. J'ai cru comprendre que son patrimoine avait été repris par le futur musée maritime qui devrait ouvrir en 2028.
(1) P.S. du 21/10/2024: à titre d'exemple de "duel au canon entre un voilier et un U-Boot", on lira avec intérêt Dominique Le Brun, La vraie histoire des corsaires, Tallandier, 2024, pp.237-248).