Mérite maritime - Dubois & Riondet
Dans ce billet, je (ta d loi du cine, "squatter" chez désola) présente trois albums de BD et non pas seulement un. Merci à Fanja de m'avoir donné l'occasion d'en parler puisque cette série rentre dans le cadre de son Book trip en mer, une fois de plus. Si Mérite maritime est le titre sous lequel est paru le premier album, il est devenu le nom de la série lorsque les deux derniers l'ont suivi. Mes exemplaires étant inaccessibles, je me suis rabattu sur le premier que j'avais offert à dasola, et les deux derniers que j'ai fait venir de la "réserve centrale" des bibliothèques de Paris.
Alain Riondet (scénario), Stéphane Dubois (dessin), éd. Casterman
t.1, Mérite maritime, 1992, 79 pages
t.2, Boulevard de la soif, 1994, 87 pages
t.3, Fond de cale, 1997, 71 pages
Pour être encore plus précis, Mérite maritime est le titre de l'un des chapitres de ce premier tome, composé de quatre histoires courtes qui mettent en situation les personnages (titrées René, Jason, et Cher payé pour les trois autres). Mérite maritime est bien le plus beau, à mon avis (21 pages sur 70). "Mérite maritime", enfin, c'est le nom d'une véritable décoration, et ici d'une médaille que l'on voit passer par-dessus bord. Les histoires se passent à bord d'un vieux cargo, l'Amiral Benbow. Les "héros" (anti-héros, parfois) sont ceux qui en composent l'équipage. Cet album (dont je possède un première édition) campe des gaillards (vais-je oser des "gaillards d'avant"?), des durs au coeur tendre, qui "se défendent" (pas si mal) face à d'autres "sans foi ni loi" qui sont loin d'être des saints. Le dessin réaliste et brutal leur fait des trognes et des tronches bien reconnaissables. Nous découvrons (avant de les approfondir touche par touche) Albert (Voxdei, le capitaine - mais j'anticipe), Franck (le second, que les hommes appellent "Monsieur Ripert"), René (Bosco par protection), Raymond le cuistot, Pollack, Ahmed, Jason (mécanicien-graisseur, le dernier embarqué), Lewis le télégraphiste, Dimitri le chef mécanicien. Le premier chapitre nous évoque pourquoi René est devenu alcoolique au dernier degré, et le "coup de main" apporté par l'équipage pour résoudre ses problèmes ("un marin sans bateau, c'est comme un oiseau aux ailes brulées... sans patrie... le coeur de la solitude..."). Jason donne aux officiers l'occasion de prendre à bord un homme et son couteau ("un matelot au noir, ça ne se paye pas tout à fait le même prix"): ledit Paradakis ne manque pas de bagout (ni de lettres - décalées), sans être étouffé par les scrupules. Mérite maritime nous montre la patronne du capitaine qui a peur de se faire "remercier" par sa patronne, l'armatrice. Celle-ci lui demande d'embarquer son père, le commandant Maurepas, 82 ans et à toutes extrémités, pour qu'il signe en mer le testament qu'elle lui fournit tout rédigé... (comme dit Jason: "je crois savoir qu'il s'agit d'une forme de pratique thérapeutique destinée à guérir le vieux commandant d'une forme particulière et probablement psychosomatique de gérontisme..."), mais les choses tourneront autrement. Dans Cher payé, Raymond reprend la boxe, alors qu'il avait juré d'arrêter après avoir tué un homme sur un ring... Mais c'est pour la bonne cause (plus ou moins au profit de "boat people"), et Jason tire, une fois de plus, les marrons du feu.
Un blog (principalement de modélisme!) en avait dit quelques mots en 2011. Cette même année, j'avais moi-même cité la série parmi une quinzaine que j'estimais remarquables. Car ce premier tome n'était que le hors d'œuvre.
Dans le deuxième tome (qui, comme le précédent, regroupe des histoires parues dans le magazine (à suivre), nous retrouvons notre fine équipe, pardon, notre équipage, désormais propriétaire de l'Amiral Benbow et navigant à son compte, pour des "affaires de famille". Ca commence avec le père du Second (qu'il a tendance à idéaliser), dans La gloire de mon vieux. Pas évident d'embarquer un cercueil qui doit peser son quintal au nez et à la barbe des douanes et de la police des frontières, même pour Ahmed et Jason. "Les salauds finissent toujours mal, alors que les marins, eux, continuent de veiller sur la mer". Et l'équipage y gagne un "steward" (Roger). Dans Boulevard de la soif, la pin-up en couverture se révèle être une gourgandine magnifique et manipulatrice... et donne l'occasion à un p'tit jeune qui ne fait pas le poids (mais fait du bon café) d'embarquer. La morale de l'histoire est tirée par les marins accoudés à cinq au bastingage: "c'est curieux tout de même... C'est souvent ceux qui veulent partir à toute force qui restent, et ceux qui devraient rester qui finissent par tout quitter". Dans Le repos du marin, l'Amiral Benbow vient en aide au Virgen de Tarifa (alors en avarie et peu manoeuvrant), dont le capitaine Carlos Mankiewicz, vieux loup de mer, connaît bien notre capitaine Vodxdei, qu'il appelle Alberto. Il s'agit d'embarquer avec armes et bagages (une maison entière) un jeune "golden boy" odieux, plein de morgue et de suffisance, qui accomplit une corvée dans l'unique but de toucher l'héritage paternel. En tête-à-tête à Port-Saïd (avant quelques belles images du canal de Suez), les deux capitaines évoquent l'existence d'une pratique, le "shangaïage" (marins embarqués de force et contraints à travailler pour presque rien). Et d'une femme, Denise... ("Elle est comme nous, Denise... Elle a souvent changé de port d'attache... Mais à chaque fois qu'elle s'est installée quelque part, il y a toujours eu un repas chaud et un coin pour dormir, pour n'importe lequel d'entre nous... [qu'on soit officier ou simple matelot]"), que même le pilote du canal connaît. Et le golden boy qui l'insulte va se retrouver à subir un "dressage" qui m'a rappelé celui accompli pour désintoxiquer un alcoolique dans Le fils du soleil de Jack London (sur le Kittywake). Grâce aux autres, il va réussir à comprendre le sens de "l'esprit d'équipage": "s'il n'y a qu'un seul homme qui souffre, sur un navire, comment vont faire les autres pour se plaindre?!" (p.82). Cette histoire est aussi très belle (à mon avis), une véritable ode chantée au métier de marin (p.83): "on aime la mer, passionnément, et pourtant on en souffre. Cette solitude qui est la nôtre est dure à supporter, et pourtant on ne peut pas s'en passer. On n'a besoin de personne et pourtant il nous faut toujours quelqu'un à aimer... La vie à terre est certainement plus douce, et pourtant on ne pense qu'à repartir... C'est en nous! Comme les océans!... Et on n'y peut rien!...". Jusque-là, chaque "chapitre" s'est conclu par une belle image du bateau sur fond de soleil couchant (il manque juste "i am a poor ship from home...").
Dans ce dernier opus, Fond de cale, qui forme une seule longue histoire, la première image montrant l'Amiral Benbow arrive seulement dans la 9e planche. Ils sont en escale, Ahmed a disparu, et l'équipage va mettre sac à terre: faute de cargaison à embarquer, le navire est en faillite et doit être vendu à la casse... Au moins, pour les hommes, une occasion d'embarquer sur un autre rafiot se présente (quelques très belles pages où on les voit quitter avec délice leurs boulots d'occasion pour ré-embarquer). On leur a fait une-proposition-qu'ils-ne-peuvent-pas-refuser... Ils vont servir d'équipage sur un rafiot dont le capitaine et le second en titre ont manifestement trouvé leurs diplômes dans une pochette-surprise. À fond de cale avec d'autres malheureux "shangaïés" (embarqués contre leur gré), Ahmed découvre la vie ("imagine! Tu es armateur, tu prends des vieux bateaux, amortis depuis longtemps, tu mets dessus des équipages qui ne coûtent rien... et tu peux proposer des prix de chargement assez bas pour casser le marché en étant plus concurrentiel encore que les Japonais... ça te donne un pouvoir immense! ... Et tu fais fortune!"). Les réflexes professionnels de nos héros reprendront le dessus, avec l'aide d'un avocat très polyvalent, pour permettre au Piencelo dos veces ("Réfléchis à deux fois") d'affronter le typhon que le "capitaine" officiel et les trois forbans qui sont avec lui ont été incapables d'anticiper. En bout de course, leur cher vieux cargo à eux (l'Amiral Benbow) est malgré tout sauvé par un deus ex machina inattendu: "à présent, tu vas naviguer à perte, comme d'habitude, mais cette fois, sans angoisse!". Dans la dernière vignette, ce n'est pas l'Amiral Benbow qui va vers le soleil couchant (p.71), mais le Piencelo dos veces, sur fond de plein jour, qui ramène notre équipage vers le port (hors de vue) où les attend leur propre navire...
Que de mers parcourues et de ports visités dans ces trois albums! Je dirais que ce sont des aventures humaines de fiction, sur un arrière-fond professionnel très réaliste (salle des machines, passerelle, pont, coursives...). Un style de dessin des hommes qui ressemble à du Jean Graton, en plus "brutal", avec un gaufrier moins strict... et des couleurs infiniment plus belles. Les images de bateaux et de mer sont aussi belles qu'attendu. La loi apparaît comme un concept assez lointain.
Alain Riondet est mort en 1998 (à 53 ans). Je n'ai jamais réussi à trouver trace de beaucoup d'informations sur Stéphane Dubois. Si vous n'avez pas les albums, vous pouvez en lire quelques extraits sur le site marine marchande.net (un passionné, qui a listé des dessins extraits de diverses bandes dessinées maritimes).
À fin octobre 2024, des planches originales de Stéphane Dubois de cette série semblent proposées (par qui?!?) sur le site 2dgalleries.com.