La déesse mère - Cavanna
Il a fallu que je (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) prenne le temps de relire le roman que je souhaitais présenter ce mois-ci dans le cadre de mes "hommages du 7". J'avais eu la surprise cet été de découvrir que Cavanna n'avait pas seulement rédigé plusieurs volumes autobiographiques (mettant notamment sa mère ou ses propres amours en scène), mais que le cofondateur de Charlie Hebdo avait aussi à son actif un (voire plusieurs?) romans se déroulant dans les temps préhistoriques (ce dont je n'avais pas pris conscience lors de ma lecture de ses échanges avec Pascal Tassy). Le livre que je vous présente aujourd'hui, je l'avais donc acheté dans l'une des bouquineries dont je vous ai souvent parlé.
Cavanna, La déesse mère, Albin Michel, 1997, 262 pages
La couverture qui campe une belle figure féminine est peut-être trompeuse dans la mesure où l'on ne distingue guère, dans le tableau de 1888 de Léon Eugène Maxime Faivre (1856-1941), si les enfants que protège la femme armée (la menace venant d'une ourse, hors champ) sont garçonnets ou fillettes. Or tout l'argument du livre tient dans cela.
Le fil conducteur de ce roman est essentiellement paillard. Cavanna nous donne une vision de deux mondes opposés: le masculin et le féminin, à travers les aventures d'un chasseur (Ghal), d'un tailleur de silex (Ohg), de sa mère (Noun) et d'une jeune "servante des Puissances" (Ala). "L'histoire se passe il y a assez longtemps. À peu près dix mille ans. C'est-à-dire à l'époque charnière où l'ère du silex taillé, de la suprématie du mâle chasseur et guerrier sur la femelle cueilleuse de baies, déterreuse de racines et glaneuse d'épis sauvages commence à céder la place à l'ère de la pierre polie, de l'asservissement à la glèbe de l'homme devenu fermier et éleveur, du règne de la femme, fourmi prévoyante et organisatrice" (début de l'Avant-propos, p.9).
Ghal est un chasseur tout ce qu'il y a de plus normal, mis à part le fait que son meilleur ami est Ogh, un "intellectuel" (il imagine des choses dans sa tête avant de les dire ou de les faire) qui n'a pas subi le rite "normal" du passage à l'âge adulte ("tuer la mère" ou quasiment...), mais a cependant été sauvé par sa génitrice d'une exécution (non moins normale) grâce au talent qu'il développait dans la fabrication d'armes (qu'il fallait auparavant aller échanger à grand-peine à l'extérieur). Les moeurs de la tribu sont décrites avec truculence. Dans la tribu de l'Elan, les hommes copulent avec orgueil et frénésie (quelquefois même entre eux). Côté féminin, c'est nettement moins agréable. Il n'st pas question d'amour courtois.
Les hommes de la tribu sont des brutes incultes forniquant sans état d'âme avec des femelles soumises. Tous croient aux Puissances, qui imposent leur loi par la bouche de "Celui qui parle aux Puissances". Or, celui-ci révèle un grand secret à Ghal et Ogh: le territoire que Ceux de l'Elan occupent a été conquis sur un peuple qui maîtrisait l'agriculture, la céramique, la pierre polie... Et Ogh tombe définitivement amoureux d'une statuette féminine dissimulée dans le "saint des saints".
Dans ce roman, il est question d'un pays fabuleux (où l'herbe épaisse est toujours verte et tendre, où abonde [le gibier herbivore]) à eux promis par les Puissances... C'est peut-être ce qui pousse nos héros atypiques à fuir dans la nuit abominable vers un "ailleurs" mythique. Après quelques péripéties, ils se retrouvent dans un paradis (pour la paire féminine tout au moins): les femmes y portent les armes sinon la culotte (dans ce beau pays et à cette belle époque, tout le monde vivait à poil), et traitent leurs esclaves mâles avec une relative bonté.
Les femmes entretiennent dans le territoire qu'elles contrôlent une philosophie que je vais peut-être quelque peu forcer: le pain du blé que l'on a fait pousser soi-même apparaîtra plus savoureux que celui échangé contre la plus-value du travail d'autrui. Méfiance, donc, contre toute "recherche de productivité". "Gagner du temps? Mais c'est justement ce que nous ne voulons pas... Pardon: ce que la déesse Mère ne veut pas. L'esclave doit être accablé de travail et de fatigue, ses journées doivent être remplies à ras bord, afin qu'il n'ait ni la force ni le temps de penser, de combiner, bref: de songer à se révolter".
Elles savent qu'elles ont toujours besoin de géniteurs (pour avoir la descendance femelle qu'elles privilégieront). Les géniteurs, une fois qu'ils ont rempli leur office, sont rendus stériles. Mais s'il leur est interdit de toucher à quelque arme que ce soit, quand ils ont fini de cultiver la terre, les câlins sont possibles et souhaités. En tout cas, nos deux héros sont privilégiés, dans la mesure où leurs liens avec la "paire féminine" sont reconnus.
Lorsque enfin elle lui est présentée, l'intérêt de la paire masculine pour la Déesse mère s'avère réciproque. Pour être déesse, on n'en est pas moins femme. Mais personne n'est parfait: la plantureuse déesse mère s'avèrera goulue, atrocement. L'époux qui a eu l'honneur d'honorer la Déesse Mère est sacrifié dès qu'il est certain qu'il a rempli sa mission de fécondation. Après l'avoir fuie dans un premier temps, le roman s'achève avec le retour volontaire d'Ogh vers l'amante religieuse.
Le texte a par moment des accents naïfs qui font plutôt songer au texte Le Premier amour de Pagnol (scénario pour un film avorté?). Mais cette pochade truculente est assez loin de certains livres très récents qui "déconstruisent" tout autant la préhistoire pour la reconstruire, en se faisant, eux, promouvoir avec un vocabulaire de marketing excessif à coup de "la première histoire préhistorique féministe", "le premier polar préhistorique"... qui m'agacent parfois.
Comme beaucoup des livres qui m'intéressent, La déesse mère n'est plus disponible dans le réseau des bibliothèques parisiennes qu'en un seul exemplaire, en "réserve centrale" (il faut donc le faire venir via internet dans la médiathèque de son choix avant de recevoir par mail l'avis qu'il y est disponible). Je n'ai pu trouver de billets de blog parlant de cet ouvrage, mais François Cavanna avait eu un peu moins de 10 minutes pour en parler à la télévision en janvier 1997 (France 3 Strasbourg?)...
En cette année 2024 où sont voire même arrivent ou reviennent au pouvoir des dirigeants brutaux aux idées rétrogrades (dont beaucoup ne rêvent que de ramener la femme à un ventre au service de l'homme sans qu'elle exerce le moindre contrôle sur sa fécondité), cela peut faire du bien de se (re)plonger dans des romans certes préhistoriques (en des temps reculés), mais imaginant une humanité plus progressiste (du moins en partie)... et de prouver que les années 2020 n'ont pas tout inventé.
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Je change de sujet... Simon Fieschi, l'ancien webmestre de Charlie Hebdo grièvement blessé lors du massacre du 7 janvier 2015, et qui venait de témoigner dans le procès de l'organisateur présumé de l'attentat, a été retrouvé mort chez lui le 17/10/2024. Plusieurs pages d'hommage lui ont été consacrées dans le numéro 1683 du 23/10/2024 de Charlie, avec, notamment, la "repasse" du long article dont j'avais parlé ici. Il avait 41 ans.