Le torpillage du Lusitania
Le thème que j'ai (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) choisi cette année pour mon billet daté du "11-Novembre" me permet de faire coup double entre le challenge Pages de la Grande Guerre pris en charge en 2024 par Nathalie (c'était Blandine qui organisait tout au long de l'année "De 14-18 à nous" lors de mes participations 2023 et 2022) et le challenge Book trip en mer chez Fanja.
La photo ci-dessous illustre suffisamment, je suppose, le titre de mon billet...
Erik Larson, Lusitania, 1915, la dernière traversée, Le Cherche-Midi,
2016 pour la traduction française par Paul Simon Bouffartigue (titre original: Dead Wake, 2015), 635 pages
Claude Mossé, Lusitania, Fayard, 2015, 354 pages
Ordas & Cothias, R.M.S. Lusitania, Bamboo éditions, coll. Grand angle (romans), 2012,
351 pages
S.O.S Lusitania, Bambou éditions, coll. Grand angle. T.1: La croisière des orgueilleux (48 pages + dossier de 8 pages, 2013). T.2: 18 minutes pour survivre (48 pages, 2014). T.3: La mémoire des noyés (48 pages, 2015). Scénario des T.1 & 2: Patrice Ordas & Patrick Cothias. Dessins (+ scénario du T.3): Jack Manini
Thanatos, tome 3: Le mystère du Lusitania, scénario Didier Convard, dessin Jean-Yves Delitte, Glénat, 2008, 56 pages
Tout le monde sait de nos jours que le Lusitania, parti de New-York le 1er mai 1915 et commandé par le capitaine William Thomas Turner, a été torpillé le 7 mai 1915 au large de l'Irlande. Cela a amené une protestation officielle des Etats-Unis, et a fait basculer leur opinion publique, même s'ils ne sont pourtant entrés en guerre qu'en 1917. On sait peut-être moins (je ne me rappelle pas si c'était précisé lorsque je l'ai appris en cours d'Histoire en Terminale) que l'U-20 commandé par le Kapitänleutnant Walther Schwieger a envoyé une seule torpille contre le paquebot. L'histoire de ces navires a refait surface à l'approche du centenaire du naufrage. Je ne prétends pas pour autant que les quelques ouvrages présentés dans ce billet font un tour exhaustif. C'est tout de même la majeure partie de ce qui sort quand on cherche "Lusitania" sur le catalogue des médiathèques parisiennes. Voici quelques mots sur chacun.
Tout d'abord, le Lusitania de Claude Mossé, sous-titré "le grand roman d'un mystérieux naufrage", annonce clairement la couleur. Il s'agit d'un roman qui met en avant une thèse, celle que les morts du Lusitania résultent d'un malheureux "concours de circonstances". Différents acteurs pouvaient avoir intérêt à ce qu'une torpille soit envoyée sur le Lusitania, qui transportait des armes et munitions vendues par des sociétés américaines vers la Grande-Bretagne (ce que les Britanniques ont officiellement reconnu dans les années 1970 seulement), sans que personne ait anticipé ou souhaité un tel bilan humain. Les Allemands, comme "coup de semonce" pour prouver qu'ils n'étaient pas dupes du trafic de matériel de guerre couvert par la présence de civils. Certains responsables britanniques auraient joué sur deux tableaux: soit le navire arrivait et les armes aussi (protégées par la présence à bord de civils, notamment américains), soit l'Allemagne l'attaquait et ce serait à son détriment moral devant l'opinion publique américaine. Le roman propose donc un récit des événements en ce sens.
Le style de ce livre m'a fait songer à la saga Louisiane de Maurice Denuzière que j'ai lue et relue jadis: les deux auteurs brodent les dialogues, paroles, pensées, faits et gestes de leurs personnages sur une documentation "d'époque" et entrelacent de même fiction et réalité. Mais, chez Claude Mossé, c'est Winston Churchill en personne d'une part, le capitaine William Turner d'autre part, dont les faits, gestes et pensées nous sont exposés. Mais aussi différentes personnalités politiques de l'époque: les présidents Wilson et Raymond Poincaré, le Premier Ministre britannique Asquith (Churchill et lui ne s'appréciaient guère), sans oublier Lord Inverclyde (James Burns, troisième baron), alors dirigeant de la Cunard Line, laquelle compagnie était redevable à l'Amirauté pour son soutien au financement des Lusitania et Mauretania une décennie auparavant...
En ce qui me concerne, la lecture préférée a été Lusitania, 1915, la dernière traversée, de l'Américain Erik Larson, traduit en France en 2016 (titre original: Dead Wake, 2015). Ce grand récit détaillé m'a, lui, fait songer à La nuit du Titanic (de Walter Lord), que je possède dans ma bibliothèque mais n'ai pas relu depuis de nombreuses années... Il parle du navire, de ses passagers, de son équipage, avant, pendant et après. Il brosse également le contexte (la guerre en Europe, les Américains attentistes). Les décisions prises ou non prises par l'Amirauté britannique et son Ministère (Winston Churchill était First Lord of the Admiralty [Premier Lord de l'Amirauté], quelque chose comme ministre de la Marine -toutes choses égales par ailleurs- y sont minutieusement disséquées. Et le point de vue allemand, la "campagne" de l'U-20 qui a coulé le paquebot, le caractère de son capitaine, nous sont également montrés, d'après des documents d'époque. Avec un point de vue bien américain, il nous présente aussi le président Wilson, à la fois veuf et émoustillé par une rencontre récente, au moins aussi préoccupé par ses affaires de coeur que par l'affaire du Lusitania (ça, je ne l'avais pas appris en Terminale!). Le livre comprend de nombreuses notes vers les sources utilisées, et une abondante bibliographie (majoritairement en anglais).
Le romancier Patrice Ordas a co-écrit avec le scénariste de bande dessinée (et pilier de la collection "Vécu" chez Glénat) Patrick Cothias plusieurs romans, notamment sur la période de la Première Guerre Mondiale (L'ambulance 13; Anastasia; R.M.S. Lusitania), qui ont par la suite été adaptés en albums de bande dessinée. Mais ici, l'aventure fictive de personnages dont la plupart ne le sont pas moins fait que nous sommes avant tout dans le cadre d'une oeuvre de pure distraction, même si nos auteurs prennent soin de lister (p.350) tous les faits "connus" qu'ils ont respecté dans leur roman:
- La Cunard et ses passagers étaient informés des risques encourus.
- Le Lusitania transportait une charge explosive considérable.
- L'équipage du paquebot était insuffisamment formé.
- Les canons du bord n'ont jamais été mis en batterie.
- La Cunard Line a délibérément ralenti la vitesse du navire en réduisant le nombre de ses chaudières en activité.
- Le commandant Turner n'a pas donné l'ordre de zigzaguer.
- Le Lusitania semble avoir délibérément présenté le flanc à l'U-20.
- Une unique torpille fut tirée par le sous-marin U-20.
- Il y eut deux explosions successives, la seconde plus puissante que la première.
- Les cloisons étanches n'ont pas fonctionné.
- Six chaloupes seulement sur vingt-deux purent être mises à l'eau.
- Le paquebot coula en dix-huit minutes.
Nous lisons donc comment les actions de leurs personnages fictifs expliquent les faits réels. Mais ils ne prétendent pas que leur oeuvre est pour autant un livre d'histoire.
Je me suis demandé s'il existait des films de fiction sur le Lusitania. Il semble que les 18 minutes durant lesquelles s'est joué le drame (le navire a coulé très vite, d'où le nombre élevé de victimes mortes par noyade ou d'hypothermie) ait semblé un délai trop court pour maintenir l'intensité dramatique que présente par exemple un film sur le naufrage du Titanic... Le nombre de victimes (presque 1200, sur un peu moins de 2000 passagers et membres d'équipage, puisqu'il y a eu environ 760 survivants), le fait que la majorité ne savaient pas utiliser correctement leurs gilets de sauvetage, que l'équipage n'a pu mettre correctement à l'eau les chaloupes, ne forment sans doute pas des péripéties suffisamment "glamour". Un court-métrage d'animation, The sinking of Lusitania (Le naufrage du Lusitania) a été réalisé en 1918 à des fins de propagande. Il semble exister plusieurs documentaires pour la télévision, de différentes nationalités et plus ou moins récents, plus ou moins "sensationnalistes" aussi. Je n'en ai vu aucun.
La bande dessinée, par contre, a eu davantage de facilités que le cinéma pour s'emparer du thème Lusitania.
J'ai apprécié la lecture de la "mini-série" S.O.S Lusitania, dont seuls les deux premiers volets ont été scénarisés par Ordas et Cothias d'après leur roman. Le troisième volet en bande dessinée présente en effet des différences notables avec la fin du roman et le sort d'un certain nombre des personnages.
Le scénario de SOS Lusitania a fait intelligemment voler en miettes l'argument des "18 minutes" (drame trop court) que j'évoquais plus haut en inventant une série en trois albums. On sait que Cothias est un scénariste qui ne manque pas d'imagination (arrivera-t-il, un jour, à relier la famille Vanderbilt à son cycle de l'épervier?). Nous voyons converger vers la dernière traversée transatlantique du Lusitania une vingtaine de personnages, dont un certain nombre de survivants n'auront de cesse de traquer la personne dont elles ont tout lieu de penser que, agent double des services secrets britanniques et allemands, elle est à l'origine des décès, dont certains ont concerné des personnes qui leur étaient chères à un titre ou à l'autre, à force d'avoir intoxiqué les différents partenaires à coup de demi-vérité et demi-mensonge, pour préparer des sabotages partiels qui aboutissent à la perte totale du navire... sans provoquer pour autant l'entrée immédiate des Etats-Unis dans la guerre. C'est plutôt captivant et bien fait.
Une scène, celle de la mort d'un marin de l'U-20, m'a paru inutile à première vue puisqu'elle ne fait pas vraiment avancer l'histoire, tant dans la BD que dans le livre. Après mûre réflexion, je ne lui trouve que deux justifications possibles. Soit il s'agit de la reprise d'une "anecdote" avérée durant l'une ou l'autre guerre mondiale... soit il s'agit d'insinuer sans le dire que les services secrets français, informés ou non par les Britanniques, suivaient aussi de fort près "l'affaire Lusitania".
Je cite enfin, pour mémoire, un album au scénario délirant, troisième d'une série de quatre titrée Tanatos. Lequel Tanatos est un "génie du mal" qui semble tenir à la fois d'Arsène Lupin, de Fantomas et de quelques autres du même genre de "super-héros" avant la lettre. Il lutte contre (notamment) un certain "Victor" et sa dulcinée, membres de l'agence "Fiat Lux" (comme celle fondée ultérieurement par Nestor Burma?). Dans le troisième tome (le seul que j'ai eu en main), à bord du Lusitania est embarquée une arme apocalyptique concoctée par un savant ami d'Einstein, dans le but de mettre fin à la guerre en menaçant l'Allemagne de l'utiliser... Le bateau coule, qui est sauvé? Je le répète, je n'ai pas davantage lu le tome suivant que les deux qui précédaient. J'avais surtout été attiré par le (re)nom de Jean-Yves Delitte, peintre officiel de la Marine belge (comme en témoigne la petite ancre à côté de sa signature) et bédéiste francophone spécialiste de l'histoire navale (il est l'auteur de plus d'une vingtaine de volumes dans la collection Les grandes batailles navales chez Glénat).
Voilà qui va terminer mon article, que j'avais un moment songé à titrer "Une torpille pour le Lusitania". J'espère que la publication de ce type d'évocation de centaines de victimes lors d'un conflit ne tend pas à "armer nos esprits" pour nous préparer au retour de la "guerre de haute intensité", notamment sur mer: le jour où notre Marine perdrait un navire (comme les Argentins avaient perdu le croiseur General Belgrano, torpillé par un SNA britannique, au début de la Guerre des Malouines), les morts ne se compteraient plus par dizaines comme cela a exceptionnellement pu arriver pour l'armée de terre lors d'Opex (opérations extérieures), mais éventuellement en centaines...
Comme dit plus haut, j'avais repéré tel ou tel autre livre consacré au Lusitania, mais n'ai pas pris le temps de me les procurer (je n'aurais pas eu celui de les lire!). Et c'est vrai qu'il y a eu au fil des ans davantage de livres dédiés au Lusitania qu'à Tromelin!