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7 octobre 2019

Le lambeau - Philippe Lançon

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Philippe Lançon, Le Lambeau, Paris, éditions Gallimard, 2018, 512 p. (ISBN 9782072689079)

J'ai (ta d loi du cine, squatter chez dasola) laissé passer bien des mois avant d'ouvrir ce livre qui m'avait été offert à Noël 2018 (sur ma demande). Maintenant que le tapage médiatique est un peu retombé, je peux me permettre d'en parler à ma manière. Cet été (le temps d'oublier tout ce que j'avais pu lire dans la presse au moment de sa parution), avec devant moi quelques semaines sans trop de sollicitations, je me suis engouffré dans ces 510 pages denses (20 chapitres et un épilogue). Je l'ai lu en une petite semaine. Il a fallu ensuite que j'en fasse mon miel: l'absorber, prendre le temps de le "ruminer", régurgiter quelques phrases, relire et réabsorber... et coudre ensemble ces ...fragments.

Justement, en qui concerne ce titre, Le lambeau, j'ai réfléchi (tout seul, volontairement) aux différentes significations qu'il est possible de mettre derrière, ou dans, ce mot. Sans avoir regardé dans le dictionnaire (ni dévoilé encore la 4ème de couv' de derrière son bandeau rouge - je ne l'ai découverte qu'après la fin de ma lecture), j'en appellerai au sens du mot lambeau: quelque chose de déchiré (un lambeau de tissu, une vie en lambeaux), et à recoudre. Quoique je n'aie jamais été doué en "commentaire composé", je pense qu'on pourrait commenter tout le livre autour du thème de la déchirure.

J'ai noté que ses références dans le livre marquent une culture littéraire plutôt classique (Thomas Mann, Franz Kafka, Marcel Proust), première moitié voire premier quart du XXe siècle (après la 1ère Guerre Mondiale mais avant avant la seconde?). Philippe Lançon témoigne dans le livre (écrit en août 2017 [? p.190] pour une parution en avril 2018) de la même écriture châtiée que dans ses chroniques hebdomadaires.

Toujours est-il que c'est un récit enchevêtré entre passé, présent et futur qu'il a rédigé autour de l'attentat. Le matin du 7 janvier, il écoutait Houellebecq sur France Inter. Il arrive à la conférence hebdomadaire de Charlie p.48. Dans le chapitre suivant (3e, titré "La conférence"), il parle de beaucoup de choses, de Libération et de Serge July qui ne s'est pas opposé à ce qu'il rentre à Charlie Hebdo à l'invitation de Val, de la publication des caricatures de Mahomet suite à laquelle Charlie s'est retrouvé isolé dans la presse française. "Cette absence de solidarité n'était pas seulement une honte professionnelle, morale. Elle a contribué à faire de Charlie, en l'isolant, en le désignant, la cible des islamistes" p.65). "Le 7 janvier 2015 vers 10 h 30, il n'y avait pas grand monde en France pour être Charlie" (p.66). Encore quelques pages du contexte de cette matinée comme tant d'autres. Et puis (p.74) "tout l'ordinaire a disparu". Page 80, les assassins sont déjà repartis, quelque deux minutes après leur intrusion dans les locaux. Philippe Lançon a survécu à leur passage, mais avec "blessure de guerre" (comme il le fait remarquer par [sans doute] un des pompiers).

== En octobre 2019, Riss vient de publier sa propre version, titrée Une minute quarante-neuf secondes. Je ne l'ai pas lue à ce jour (mais ce sera fait, en son temps, dans le cadre d'un futur billet-hommage). ==

Ayant pensé à sa carte Vitale, le blessé Lançon arrive à l'hôpital p.111. Il va mettre des mois à en sortir. Et l'entourage se met en place: famille (sa relation avec son frère, la première personne qu'il a vue à son réveil à l'hôpital, m'a interpellé), soignants, compagne actuelle et ancienne épouse, et relations diverses, amicales ou professionnelles. Il pouvait seulement communiquer par écrit. Il nous raconte son quotidien, ou plutôt son "jour après jour", l'environnement dont il ne maîtrise pas grand-chose, les policiers qui l'entourent, une vie basculée. Le contexte, les éléments biographiques (qui est Philippe Lançon?) ou historiques, il "tourne autour" davantage qu'il ne les explique, ai-je trouvé. Je retiens l'apostrophe, p.51: "J'insiste, lecteur: ce matin-là comme les autres, l'humour, l'apostrophe et une forme théâtrale d'indignation étaient les juges et les éclaireurs, les bons et les mauvais génies, dans une tradition bien française qui valait ce qu'elle valait, mais dont la suite allait montrer que l'essentiel du monde lui était étranger. J'avais mis du temps à me débarrasser de mon esprit de sérieux pour l'accepter, et je n'y étais d'ailleurs pas tout à fait parvenu. Je n'avais pas été programmé pour le comprendre, et puis, comme la plupart des journalistes, j'étais un bourgeois. Autour de cette table [de rédaction de Charlie Hebdo], il y avait des artistes et des militants, mais il y avait peu de journalistes et encore moins de bourgeois."

Il nous ouvre connaissance d'une kyrielle de personnages: infirmiers et infirmières ou aides soignant(e)s, kiné, anesthésiste, chirurgienne, médecin, chef de service, policiers, coiffeur, tous ces professionnels qui ont fait leurs métiers avec empathie. Je me sens moi-même en empathie avec "ceux qui, comme Christiane, la cadre du service, pleuraient les figures sarcastiques de leur jeunesse, et avec elles, un morceau de civilisation bien française. (...) Cabu, Wolinski, comment avaient-ils pu?" (p.164). Le mot-titre "le lambeau" apparaît à mi-livre, p.249: "le lambeau. On allait me faire un lambeau". Les détails des greffes, des opérations subies durant des mois, j'en avais déjà lu une partie dans sa chronique dans Charlie Hebdo. Il a repris l'écriture journalistique une semaine après l'attentat, pour Libération (où  avait alors trouvé refuge l'équipe rescapée de Charlie), via un article que, p. 212-213, il décortique (qu'aurait pu extraire Elsa Cayat de mon emploi de ce mot)?

Pour qu'avancent ses réparations, Philippe Lançon a connu un total de 5 chambres dans deux hopitaux, du 8 janvier au 17 octobre 2015, enchaînant les piqures dans ses "veines timides". A l'hôpital des Invalides, il a croisé Loïc Liber, ce jeune militaire guadeloupéen qui avait été blessé en mars 2012 par Mohamed Merah, mais aussi Fabrice Nicolino et Simon Fieschi, blessés à Charlie Hebdo (p.420, "je l'ai [Simon F] regardé d'un oeil torve en pensant: "à toi les gâteaux, à moi les promenades"!). Autre bon mot, j'ai noté l'ordre de la chirurgienne joliment possessive à la compagne de Philippe: "vous faites ce que vous voulez avec lui, mais vous ne touchez pas à mes cicatrices" (p.348). Le rôle des proches constitue une bonne partie du livre: ils secourront ou secoueront selon les moments.

Nous pouvons sourire (sans que cela fasse trop mal?), p.444, de l'épisode tragi-comique du courrier de la Sécu, qui demandait à Monsieur Philippe Lançon d'un ton comminatoire, au bout de trois mois, s'il était toujours en arrêt maladie (nous sommes bien en France?). Encore une citation, p.493: "Employons, au conditionnel, un mot de Rousseau: ils [des hommes et femmes de bonne volonté] voudraient, sans doute, un contrat social efficace, équitable et civilisé. Mais, s'il y a une majorité de gens pour le signer, il n'y a plus personne en France pour l'écrire et le mettre en oeuvre". Le livre finit sur "l'attentat suivant, celui du 13 novembre, qui a agi comme un remède de cheval en me transformant, d'une minute à l'autre, en ancien combattant" (p.213).

Mais une fois de plus, j'en écris trop long. J'ai fait l'épreuve à plusieurs reprises: le passage que je ne peux relire sans frissonner, c'est celui (p.235) où il décrit par le menu sa longue extraction d'une écharde d'acier, bien avant l'attentat. Aussi, p.257, j'ai soupiré au récit d'une leçon d'écriture journalistique assénée 30 ans auparavant par Laurent Joffrin: "Il coupait les adjectifs, plus encore les adverbes, en disant: "quand on utilise des adverbes, c'est souvent parce que l'enchaînement des phrases manque de logique". Châteaubriand n'utilisait presque jamais d'adverbes".

C'est seulement après avoir rédigé la majeure partie du présent article que j'ai cherché quelques liens de critiques parues sur des blogs à y injecter. Je me suis donc dépêché pour faire une petite recension (non exhaustive bien sûr!) de chroniques sur ce livre, par divers blogs: Manou, Lire au lit, Frédéric Chambe, Lili et la vie, Sonia boulimique des livres (que les blogs que j'ai omis n'hésitent pas à se signaler) [Edit du 27/11/2023: je viens de découvrir les billets, antérieurs au mien, de Joëlle et de Delphine]. Sur babelio, ce sont pas moins de 219 critiques qui sont répertoriées ce 6 octobre (une autre oeuvre titrée Les Iles et datant de 2011 n'en comportant qu'une). Et pour tous ceux qui n'ont pas encore découvert ce livre, à votre tour de le lire! Vu le temps écoulé, je présume ne pas être le premier à parler de "transmettre le lambeau".

Pour finir, je vais me permettre de citer la réponse de Luz au Journal du dimanche qui l'interrogeait à l'occasion de la sortie de son album, indélébiles (1), en octobre 2018 (28/10, pp.16-17): "- Avez-vous lu le livre de Philippe Lançon, Le Lambeau, qui restitue la tuerie du 7 janvier 2015? - Je l'ai acheté, il est sur ma table de nuit. Un jour, je trouverai le temps pour le lire mais pour l'instant je ne l'ai pas ouvert. J'aime l'écriture de Philippe Lançon, je sais que c'est un bon livre, mais après il y a autre chose. Peut-être que mon bouquin sera aussi sur sa table de chevet et qu'il ne l'ouvrira pas."

*

*     *

Je l'ai pas vu, je l'ai juste lu...

Sans rapport avec ce qui précède, j'ai relevé mercredi 11 septembre 2019 la sortie d'un documentaire nommé Une joie secrète de Jérôme Cassou. Je cite intégralement (et sans commentaire) sa présentation dans L'Officiel des spectacles: "En 2015, bouleversée par l'attentat de Charlie Hebdo, la chorégraphe Nadia Vadori-Gauthier décide de danser chaque jour une minute, de se filmer et de partager ses vidéos sur les réseaux. Ses danses surfent sur l'actualité brûlante (attentats, grèves, manifestations, élections...). Ou sur des micro-événements du quotidien. Ainsi, depuis plus de quatre ans, le projet "Une minute de danse par jour" est un geste de résistance politique, d'une douceur qui permet d'affronter la dureté du monde".

(1) Chroniqué le 07/01/2023.

*** Je suis Charlie ***

Commentaires
P
Je suis certainement une des rares lecteurs à ne pas avoir achevé ma lecture et ce n'est pas faute d'avoir exploré plus de trois cents pages de la version poche. Que dire ? Rien à ajouter à ce que vous écrivez : ce texte possède de grandes qualités mais je dirais que son gros défaut (les nombreuses disgressions) qui est parfois une qualité chez d'autres auteurs a été rédhibitoire pour ma poursuite et achèvement de la lecture de cette œuvre. C'est ainsi.
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D
J'ai oublié, je me suis permise de mettre le lien de ton blog.
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D
Bonjour Dasola, je viens de terminer ce livre. Un seul adjectif "Bouleversant". Bonne journée
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F
A un moment, il a fallu que je stoppe la lecture, je n'en pouvais plus. Il est toujours là, sur un coin de ma bibliothèque à me narguer. Il faudra bien que je m'y remette. Mais là, je n'y arrive pas
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C
Tu as raison de "transmettre le lambeau"; je n'ai pas eu le courage de le lire à sa sortie mais c'est sûr qu'il me faudra le lire, ne serait-ce que pour faire comme toi : transmettre, se souvenir.
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F
Je ne lirai probablement que ce billet mais quel billet !
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G
Je l'ai lu en audio, et j'ai du faire des pauses de temps en temps
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B
J'aime beaucoup votre texte. J'ai lu ce livre il y a quelques temps. Cela existe plus qu'on ne croit, de ces livres dont on sait qu'ils existent, qu'on garde près de soi, et qu'on ne lit pas. Pas encore.<br /> <br /> Bonne journée !
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M
Il y a comme ça des livres qu'on posséde, et dont on commence la lecture que très longtemps aprés les avoir acheté
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P
Il me fait un peu peur ce pavé...
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D
j'aime beaucoup ta chronique qui parle du livre différemment de ce que j'ai pu lire jusqu'ici. Non je ne l'ai pas lu encore, rien que d'y penser je me sens mal. Il faudra bien que je me décide...
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A
Et bien, quel article !<br /> <br /> Une lecture qui m'avait bouleversée. Quel parcours de vie.
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I
Ouah, quel billet !! J'attends avec impatience sa sortie en poche...
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D
j'ai lu le livre cet été, j'avais attendu car je redoutais la lecture<br /> <br /> c'est un séisme que la lecture de ce livre, et je ne veux pas faire une comparaison ridicule mais il a chez moi fait écho à des souffrances qui bien que très très très différentes sont malgré tout proches, l'incertitude de l'avenir, la déchéance du corps, la souffrance permanente<br /> <br /> j'ai lu ce livre deux fois de suite, j'ai ressenti ce besoin de s'accrocher à la littérature avec une sorte d'obsession, j'ai écouté des livres audio en boucle un peu pour les mêmes raisons<br /> <br /> lorsque l'être humain est confronté à une douleur indicible c'est le cas de Lançon il doit comme l'on dit se raccrocher aux branches, et peut importe lesquelles<br /> <br /> je ne sais pas si je lirai le livre de Riss je suis encore sous le choc de la lecture de celui ci
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D
Ce livre m'a été vivement par une amie, il est dans ma liste à lire ! Merci Dasola d'en parler si justement. D'autant que les évènements actuels, nous font réfléchir à toutes ces horreurs...<br /> <br /> Bonne semaine
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M
Je n’arrive pas à aller vers ce livre et pourtant... J’ai largement apprécié ton article qui fait la part belle aux citations et aux incitations. J’y ai découvert bien plus qu’un lambeau de vie, j’y ai découvert un contexte historique, l’avant et l’après d’un drame. Merci pour ce partage.
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L
Ce livre est dans ma pile. Je l'ai commencé mais je n'ai pas pu aller très loin dans ma lecture. Je sais que je vais le lire un jour. Il me faut un peu de courage.
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K
Ah oui j'ai lu ce livre, et j'avoue que je ne connaissais pas l'auteur. Ni son travail de journaliste, ni sa présence à Charlie en 2015. Son livre est formidable, en retenue finalement, et ne parle pas 'que' des instants de l'attentat.
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M
J'ai attendu aussi pour le lire et ce n'est pas facile d'en parler car au delà du sujet la rencontre avec cet auteur a été pour moi un des moments forts du début de l'année...Un livre à lire absolument. Merci pour le lien vers mon blog...Bon lundi
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