La rafle du Vel d'Hiv - Cabu
Le sujet de l'"hommage du 7" que je (ta d loi du cine, squatter" chez dasola) vous livre ce mois-ci présente un lien indirect avec l'actualité. Dasola m'a offert à sa sortie le beau livre ci-dessous. Il s'agit du catalogue d'une exposition qui remet au jour une quinzaine de dessins de Cabu réalisé dans les années 1960. L'ouvrage, paru chez Taillandier, peut bien sûr se lire tout à fait indépendamment de l'exposition. Pour ma part, j'ai été visiter celle-ci il y a déjà plusieurs semaines (les photos y sont interdites).
Taillandier, DL juin 2022, dessins Cabu © V. Cabut, 56 pages.
Depuis le 1er juillet 2022 et jusqu'au 7 novembre 2022, une exposition commémorant le 70e anniversaire de la Rafle du Vel' d'Hiv et présentant des dessins de Cabu est donc en cours au Mémorial de la Shoah à Paris (au 3ème étage, "entrée libre" - gratuite).
Comme l'explique l'introduction du livre ci-dessus, en avril 1967, le magazine Le nouveau candide publie les "bonnes feuilles" d'un livre à paraître chez Robert Laffont, La grande rafle du Vel' d'Hiv (de Claude Lévy et Paul Tillard). Fondé en 1961, le magazine est un journal de droite (gaulliste), qui cherche à contrebalancer l'influence de L'Express alors positionné au centre-gauche. Le nouveau Candide cessera sa parution en décembre 1967. Pour le moment, le magazine commande une quinzaine de dessins d'illustration, pour les quatre numéros du journal concernés, à un dessinateur de 29 ans: Cabu (qui collaborait déjà au journal depuis 1964). Mais on n'est pas chez Hara Kiri: les couvertures du Nouveau Candide ne sont pas dessinées, en tout cas pas celles ci-dessous qui annoncent la parution de notre "feuilleton" (pp. 12-13 du catalogue).
En 1967, la rafle du Vel' d'Hiv a été oubliée du fait des années passées sinon de par l'historiographie officielle. Alors que la police parisienne a été glorifiée pour sa contribution à la Libération de Paris en août 1944, il n'était pas simple de rappeler sa participation vingt-cinq mois auparavant à une rafle visant à livrer à l'occupant allemand des juifs étrangers, pour un voyage que l'on sait aujourd'hui sans retour pour une immense majorité. Sur les quelque 13 152 personnes (dont 4115 enfants) victimes de la rafle parisienne les 16 et 17 juillet 1942, une centaine d'adultes ont survécu et sont revenus des camps nazis. Rares sont les enfants (des adolescents, en général) qui avaient pu échapper, avant d'arriver à la destination finale, au sort qui leur était réservé.
Je me suis rendu le mois dernier (jeudi 8 septembre) à l'exposition, après ma journée de travail. J'avais noté que, ce soir-là, Riss et Jean-Luc Porquet, entre autres, devaient apporter au cours d'une conférence des éclairages sur le travail de Cabu. Mais, ne m'étant pas inscrit à l'avance, je ne pensais pas pouvoir y assister (l'événement annonçait déjà "complet" bien avant mon arrivée). Au 3ème étage, au centre de la pièce consacrée aux dessins de Cabu, les originaux sont exposés dans des vitrines horizontales. Sur les murs s'étalent diverses reproductions de différents formats, accompagnés de textes explicatifs. Près de l'entrée, d'autres vitrines montrent des documents, courriers, photos, tapuscrits, différentes publications... (je reparlerai de l'une d'elles ci-dessous). Mais surtout, à mon arrivée, une visite guidée était en cours, et j'ai tendu l'oreille. Je ne m'étendrai pas sur un incident suscité par un individu qui a interpellé notre guide à la fin de son exposé, en arguant qu'il n'y avait pas lieu de "faire de l'humour" avec un événement tragique comme la rafle du Vél' d'Hiv'. Mon interprétation personnelle est que ce monsieur visait avant tout la reprise, par Cabu, de trois de ses dessins de 1967 dans un "remontage" publié en 1971 dans Charlie Hebdo pour attaquer une chanson trop patriotique (voir ci-dessous). Mais il n'a pas su le "verbaliser" et a refusé le dialogue avec le personnel du Mémorial. Ci-dessous, trois des dessins présentés par l'exposition (on peut y voir les originaux).
p.50, je cite l'ensemble de la légende: "reprise par Cabu de trois de ses dessins de 1967 pour une double page de Charlie Hebdo (26 avril 1971)". Et p.48: "(...) Le tout est illustré par des extraits de la chanson de Philippe Clay, "Mes universités" (Polydor), dans un jeu de contraste entre les images terribles d'arrestation, d'internement, de déportation, et les paroles complaisantes du chanteur (...)". La chanson est clairement anti-mai-68.
p.32-33, l'un des dessins repris ci-dessus.
p.39: un dessin annoncé dans le catalogue comme "inédit", représentant la fuite d'une femme qui s'échappe du Vél' d'Hiv. Celle qui a inspiré le dessin retrouvera par miracle sa fille, poussée aussi vers l'évasion vingt minutes plus tôt. Leur fuite dans le métro est le sujet d'un autre dessin, publié, lui.
À l'issue de la visite guidée et de l'incident relaté ci-dessus, il a été proposé au groupe du 3ème étage de pouvoir assister à la fin de la conférence, sous condition de disposer d'une pièce d'identité à présenter au personnel de sécurité à l'entrée de l'auditorium (où quelques places au fond avaient été pré-réservées). J'ai aussi pu m'y joindre, prendre quelques notes sur ce qui était dit par les différents intervenants (je n'ai bien entendu pas pu tout noter!), et même, à la fin, prendre le micro pour poser deux questions. J'espère ne pas avoir fait d'erreurs dans ma prise de notes! Selon elles, à la tribune se trouvaient Jean-Luc Porquet et Riss, ainsi que deux autres personnes. Laurent Joly, qui a écrit les textes de présentation, n'avait pu être présent ce soir-là. Je n'ai pas bien compris si Véronique Cabut était dans la salle ou non, elle n'était pas à la tribune. Son témoignage rapporte en tout cas que Cabu n'en revenait pas que les gens ne connaissent pas la Rafle du Vél' d'Hiv'. Lui-même, lorsqu'il préparait ses illustrations en 1967, en a fait des cauchemars. Jean-Luc Porquet a précisé que Cabu avait été sensibilisé, vers l'âge de 12-13 ans, par un aumonier, l'abbé Grazer (?), qui avait été déporté. Il a amené ses jeunes ouailles visiter le camp de Struthof. Cabu ne l'a jamais oublié. En outre, il était ami avec le secrétaire de l'association des anciens de Dachau. Cabu avait en général la mémoire historique (par exemple, il connaissait le CV des personnages politiques de la Ve République). À Riss, il a été demandé quelles sont les règles du dessin de presse par rapport à l'Histoire? Réponse: un dessin doit toujours vouloir dire quelque chose, ou attirer l'attention sur quelque chose. On peut faire de l'humour, mais pas faire des mensonges ou raconter n'importe quoi. Surtout, ne pas transmettre des choses mensongères et fausses. Le dessinateur de presse doit en permanence se demander comment les gens vont interpréter ce qu'il dessine. Riss se demande si les dessinateurs ont encore les outils, face à la force des réseaux sociaux? Cabu disait: on doit "venger le lecteur" (lui apporter ce qu'il ne voit pas suffisamment). Dans son cas, la guerre d'Algérie a joué un rôle déterminant: ce qu'il y avait vu n'était pas "dit" en France. Ici, dans un dessin, on peut se demander si dessiner un gendarme en tenue d'été n'était pas une réminiscence, pour Cabu? Riss se demande si elle était inconsciente, involontaire, ou bien réfléchie?
À ma question sur le fait que Cabu se soit représenté lui-même sur un dessin (petit garçon au visage rond, à la coupe au bol brune, à lunettes rondes, regardant le lecteur devant un gendarme, vers le centre du dessin pp.42-43...?), la réponse de la tribune est ferme: non. Riss rajoute que le lecteur ne doit pas "surinterpréter " un dessin. Et à ma deuxième question (sait-on pourquoi l'un des dessins est resté inédit - décision de Cabu ou du journal?), le "spécialiste" présent répond (confirme) que, non, on ne sait pas pourquoi.
En conclusion, Jean-François Pitet, spécialiste de l'oeuvre de Cabu, analyse que ces dessins sur la rafle du Vél' d'Hiv' cumulent plusieurs techniques: rotring, plume travaillant à l'encre, lavis d'encre de chine, fusain, lame de rasoir (scarifications sur un fond noir). Les textes dans le livre sont un peu plus importants que les légendes de l'exposition, mais ils se répondent parfaitement.
C'est dans une des vitrines de l'exposition que j'ai vu un exemplaire de ce J'Ai Lu N°A195 ** (collection bleue "J'ai lu leur aventure"). Cela m'a rappelé que je le possédais moi-même (je n'ai pas la totalité des titres de cette collection, mais j'en ai accumulé un bon nombre au fil des décennies). Selon ce que j'avais noté à l'époque dans mon exemplaire, je me l'étais acheté (d'occasion, bien entendu) le jour où Maurice Papon était arrivé à Fresnes (23 octobre 1999) après son arrestation en Suisse deux jours avant. Je viens de finir de le relire (y compris la préface de Joseph Kessel). La grande rafle du Vél' d'Hiv est une litanie de cas individuels (dont les auteurs affirment que chacun s'appuie "soit sur un témoignage recueilli directement, soit sur un extrait de dossier officiel ou de livre déjà publié sur la question", à l'époque). Il vaut aussi témoignage en faveur de tous ceux (souvent anonymes) qui ont fait preuve de compassion et se sont efforcés, chacun à leur manière, de mettre des grains de sable dans le mécanisme mortel si bien huilé par Vichy et ses fonctionnaires zélés. Dans certaines pages du livre, on retrouve bien les "situations" qu'a illustrées Cabu.
Ci-après quelques liens vers d'autres blogs ayant parlé du livre de 2022. La liste n'en est sans doute pas exhaustive, mais j'ai vraiment l'impression que les moteurs de recherche excluent volontairement les blogs de leurs résultats (sans doute est-ce en rapport avec le RGPD d'une part, et les sujets "sensibles" d'autre part - nous voilà "protégés" malgré nous!). J'ai tout de même déniché Henri Golant, Matamoune, ou le blog Bonnes bobines.
Sans oublier l'article de Riss paru dans Charlie Hebdo le 22 juin 2022 (N°1561).
Je peux aussi citer un album BD retraçant la rafle, que je ne connaissais pas, et dont j'ai trouvé trace chez Les Caphys.
Bien entendu, il existe d'innombrables dessins de Cabu de loin antérieurs à ceux-ci. Un jour, il faudra que je présente le livre (que je possède depuis février 2015) Pas complètement BETE... mais pas encore MECHANT! [chroniqué le 7 mai 2023].
En tout cas, le présent billet, où je souhaitais aborder cinq sujets (la rafle de 1942, le livre de Claude Lévy et Paul Tillard et les dessins de Cabu de 1967, l'exposition et la conférence de 2022), est l'un des plus difficiles à écrire auxquels je me suis affronté depuis que je rédige cette rubrique.
*** Je suis Charlie ***