Je n'étais pas la bienvenue - Nathalie Guibert / Le jour ne se lève pas pour nous - Robert Merle / Casabianca - Jean L'Herminier
Quel rapport entre les écrivains auteurs des livres que rassemble le billet que je (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) vous propose aujourd'hui, me direz-vous? A part le fait que deux des deux titres ont des tournures "négatives", leurs images de couverture sont peut-être suffisamment parlantes en elles-mêmes...
Je n'étais pas la bienvenue, Nathalie Guibert, 2016, réédité en 2022 en "poche", chez Paulsen, 171 pages
Le jour ne se lève pas pour nous, Robert Merle, 1986, Plon (Presse Pocket 1987), 280 pages
Casabianca, Commandant L'Herminier (Presse Pocket 1963), 247 pages
Dans les trois cas, il s'agit de livres sur l'univers de cette "élite" de la Marine nationale (française) que représentent les sous-mariniers et leurs sous-marins.
Je m'étais offert le livre de Robert Merle il y a plus de 30 ans, en 1991, quelques années après sa sortie, et alors que j'étais plongé dans les profondeurs de la plus grande oeuvre de cet auteur, sa saga au long cours Fortune de France (13 volumes, de 1977 à 2003). Fortune de France se déroule entre le XVIe siècle et le XVIIe siècle, sous huit rois de France successifs, depuis les origines des guerres de religion sous François Ier jusqu'à la prise de pouvoir de Louis XIV. Bien des guerres et des combats y sont évoqués.
Mais dans Le soleil ne se lève pas pour nous, le conflit reste absent, précisément (c'est à la fois la position française depuis De Gaulle et la thèse du livre) grâce à la "dissuasion nucléaire", dont l'une des composantes est constituée par une flotte de sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE). Robert Merle a choisi de nous faire partager la vie d'un équipage durant une "patrouille" (pouvant durer jusqu'à une dizaine de semaine) où le SNLE voyage sous les mers en se tenant prêt à tout moment à lancer ses 16 missiles sur l'ordre du Président de la République - ce qui ne devrait jamais arriver, car ce serait le constat que la fameuse dissuasion... a échoué.
Robert Merle a lui-même vécu la Seconde Guerre mondiale (il a été fait prisonnier à Dunkerque en mai 1940 et est resté en captivité jusqu'en 1943), et sait que la guerre n'est pas une plaisanterie. Il s'est minutieusement renseigné avant de rédiger cet ouvrage, sous forme d'un récit à la première personne, en l'attribuant à un officier "de la" Marine, à savoir un médecin de bord embarqué un peu à la dernière minute pour compléter un équipage où tous se connaissent déjà. Notre héros, médecin, a donc tout à découvrir de la vie quotidienne, du fonctionnement et des buts de cette vie de "patrouille", et nous le découvrons avec lui et par ses yeux. Il a la possibilité de parler avec tout le monde et de poser les questions candides d'un "éléphant" (ce terme désignant, dans la marine, tous ceux qui ne sont pas marins). Ceci dit, l'auteur ne nous révèle aucun secret militaire (profondeur maximale de plongée, vitesse, profondeur optimale pour lancer les missiles...) et se paye même le luxe de nous lancer sur la piste d'un métal qui, sauf erreur de ma part, n'existe pas. Lectrice de 2023, n'oublie pas que, à l'époque de rédaction de cette "fiction pédagogique", nous n'avions pas internet à notre disposition pour y dénicher tout (et n'importe quoi) sur tout! Mais ce que je n'ai pas réussi à trouver, c'est s'il s'agissait d'une "oeuvre de commande" ou pour quelle raison notre romancier avait décidé d'aborder ce sujet. Peut-être parce que je n'ai pas (encore) lu la biographie consacrée par l'un de ses six enfants à Robert Merle?
Le deuxième livre est le plus récent des trois. Il a été écrit par quelqu'un qui n'est ni un écrivain, ni un soldat, ni un marin, mais une journaliste (correspondante Défense au journal Le Monde). Nathalie Guibert a été en juin 2015 la première femme à embarquer tout au long d'une patrouille de SNA (sous-marin nucléaire d'attaque) français. Elle nous livre ainsi un reportage original, celui non seulement d'une personne de culture "terrienne", mais surtout d'une femme, dans ce milieu si particulier. Le récit est très souvent introspectif, pour tenter de rendre compte à la fois de ce qu'elle vit elle-même, mais aussi de la manière dont elle perçoit être perçue. J'ai encore reconnu dans cet ouvrage les origines souvent bretonnes, parfois alsaço-lorraines, et de forte tradition catholique, de l'élite des marins, encore à l'heure actuelle. Si le médecin de Robert Merle ironisait sur la présence incongrue dans son infirmerie d'une boite de tampax (petite farce des pharmaciens de la base navale), ici, elle explique que son médecin de famille lui a prescrit avant le départ des antibiotiques adaptés aux infections féminines, dont à coup sûr l'infirmier du bord ne disposerait pas dans son stock (p.15). Ainsi qu'un antidépresseur, "au cas où, quand même!".
Quelques notations sur le rituel recommandé pour la douche: 10 secondes d'eau pour se mouiller, savonnage, 15 secondes d'eau pour le rinçage... dans un carré de 60 centimètres de côté. Avec une pensée pour les sous-marins "classiques", qui ne bénéficiaient pas de suffisamment d'eau douce pour une douche, p.58, Nathalie Guibert se demande si certains des sous-mariniers naviguant avec elle avaient ou non vu Opération Jupons. Pour sa part, elle s'est efforcée de se faire la plus discrète possible. Elle ironise sur son sentiment d'être sans cesse "dans le passage", assise "au mauvais endroit", dans un espace clos où la place est comptée. Elle explique aussi les tâches répétitives de chaque membre de l'équipage, dans ce navire qui travaille quotidiennement pour se tenir à tout moment prêt à la guerre s'il faut la faire: détecter sans être détecté... On ne reste pas très longtemps sous-marinier: la plupart des hommes étaient plus jeunes (27 ans, en moyenne) qu'elle. La patrouille, au-delà du Détroit de Gibraltar, a été moins longue que prévue initialement (pas d'escale à Cadix!). L'auteure a débarqué au retour à Toulon, les adieux ont été discrets alors que l'équipage se préparait déjà pour continuer la mission...
En "note de l'auteur" finale pour cette édition "poche" en date de janvier 2022, Nathalie Guibert évoque son émotion lors de l'incendie qui a affecté l'avant du SNA Perle en juin 2020 (lors d'une période d'entretien au port). Le navire est aujourd'hui revenu au service actif, après s'être vu "greffer" l'avant d'un autre SNA, lui-même désarmé, le Saphir. Il devrait rester en service jusqu'en 2030 au moins, avant d'être remplacé par un représentant de la deuxième série de SNA, qui, comme la première, comptera parmi ses "sisters-ships" un navire perpétuant le nom Casabianca dans la marine française.
En 2016, la première édition du livre avait été chroniquée par Keisha.
Un livre plus ancien maintenant, pour lequel le terme de "classique" est tout à fait approprié. Les exploits durant la Seconde Guerre Mondiale de mon troisième sous-marin de ce billet, le Casabianca sous le commandement du capitaine de frégate puis capitaine de corvette Jean L'Herminier, font partie de l'Histoire de France. L'Herminier, malade, est resté à bord de son "bateau noir" aussi longtemps qu'il l'a pu (jusqu'à la libération de la Corse), avant de devoir être amputé des deux jambes. Maintenu en service à titre exceptionnel, il est mort en 1953 (à 51 ans), après avoir écrit deux livres de souvenirs, dont celui-ci.
Nommé au commandement du Casabianca le 15 avril 1942, sa mission était de le mettre en état de naviguer et de combattre pour être envoyé à Madagascar au titre de la "relève" d'un autre sous-marin de la Marine de Vichy. Du moins, c'est ce qui était prévu avant le débarquement américain en Afrique du Nord vichyste en novembre 1942 et l'invasion subséquente, par les Allemands, de la "zone non-occupée" en France métropolitaine. Grâce à cette préparation, le Casabianca a pu s'échapper et rallier Alger (avec quelques autres sous-marins), quand les autres navires de guerre de la flotte de Toulon ont été contraints au sabordage le 27 novembre 1942 faute d'être en état d'appareiller. L'Herminier a quelques mots intéressants sur la préparation de son équipage, p.14: "Jusqu'à la fin des travaux de réparations, nous ne pouvons que faire des exercices au mouillage, mais j'ai souvent constaté que la réalité est plus simple que la théorie. Lorsque l'esprit a fait un difficile effort d'imagination et envisagé toutes les solutions théoriques d'un problème au cours d'un exercice, vienne l'action, tout s'éclaire."
Que cherchait L'Herminier en s'échappant de la rade de Toulon avec son navire et la plupart des marins qu'il avait formé? Ecoutons-le (p.43): "j'espère recevoir d'une autorité libre de ses décisions l'ordre de reprendre le combat, car les yeux de tous les Français sont maintenant dessillés". L'Herminier a été reçu par l'Amiral Darlan dès l'arrivée du sous-marin à Alger. J'ai remarqué que l'auteur n'a pas un seul mot sur l'assassinat de Darlan (le 24 décembre 1942, entre deux missions en Corse du Casabianca). Le meurtrier de Darlan, jugé et fusillé très rapidement, a été réhabilité en décembre 1945 par un arrêt qui jugea que l’exécution par ses soins de l'amiral Darlan avait été accomplie « dans l’intérêt de la libération de la France ».
Je m'étais offert d'occasion, en 1980 (avant d'être bâchelier!), ce livre plus vieux que moi. A l'époque, je ne connaissais rien à la Marine. Relevons encore une citation, p.63: "la "drome", c'est-à-dire les embarcations et leur gréement, est peu importante sur un sous-marin. Elle se compose d'un youyou et d'une plate. Le youyou est une embarcation qui a une quille assez profonde et peut contenir neuf hommes, au plus. C'est une embarcation très "marine" qui tient bien la mer, mais n'est pas commode pour l'accostage d'une plage à cause de son tirant d'eau. (...) La plate est un baquet peu robuste, difficile à manoeuvrer, qui contient à peine quatre hommes. Elle n'est pas marine du tout." Au fil de ses missions consistant précisément à débarquer sur les plages corses des hommes, des armes et des munitions, L'Herminier montre l'évolution de ladite drome, par mise à disposition par les Anglo-saxons d'embarcations gonflables ("rubbers"), par construction d'un "cuirassé" en tôles non cintrées avec les moyens du bord... voire même par "récupération" d'embarcations inemployées quelque part dans le port! La guerre justifiait de parfois violer quelque peu les procédures adaptées au temps de paix. Le Casabianca finit ainsi par embarquer, afin de les débarquer en Corse, mi-septembre 1943, 109 hommes du Bataillon de choc (pour 106 prévus par L'Herminier) ... et leur barda. L'équipage était certes réduit aux deux tiers, la navigation s'est certes faite en surface, mais cela faisait tout de même 170 hommes à bord d'un sous-marin "classique" de 1500 tonnes, dans une atmosphère étouffante.
Le Casabianca, lancé en 1935, a été désarmé en 1952. J'avais vu la reproduction de son kiosque à Bastia lors de notre voyage en Corse en 2018. Et j'inscris le livre le concernant pour le challenge "2023 sera classique" co-organisé par Nathalie et Blandine.
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Ma motivation pour faire paraître ce billet aujourd'hui précisément est double. D'un côté, je le conçois comme un hommage sincère aux hommes des "bateaux noirs" qui, en ces temps où la menace de guerre (que nous -les civils- avions oubliée après des décennies de paix en Europe) se réchauffe et se rapproche de plus en plus, nous protègent au jour le jour, à l'insu de notre plein gré, mais de manière à se faire craindre de nos ennemis potentiels (et avec bien d'autres hommes et femmes "engagés"). "Et en même temps", l'affirmation que, non, en ce jour, je n'irai pas assister au défilé, pas plus que je ne vais assister aux commémorations des guerres passées, mais je reste dans mon lit douillet: la musique qui marche au pas, cela ne me regarde pas... comme chantait Brassens.