Le livre est-il écologique? - Collectif
J'ai (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) découvert le livre objet du présent billet chez la librairie de quartier que je fréquente principalement. Il y a quelques années, je partageais équitablement mon budget "livres neufs" chez une seconde librairie, mais j'ai un peu "laissé tomber" cette autre à l'occasion de son changement de propriétaires, lorsque l'ancienne libraire a pris sa retraite et a vendu son "fonds de commerce", même si je continue à recevoir les invitations pour toutes les dédicaces et autres conférences qui y sont organisées... et auxquelles je ne prends pas le temps de me rendre, alors que certains sujets pourraient m'intéresser. Bref. Je reviendrai sur ce sujet plus bas.
Le livre est-il écologique? Matières, artisans, fictions, 2020, Wildproject (collectif), 103 p., 9 euros.
Le problème avec les livres collectifs, c'est que, même portant sur un thème précis, ils peuvent parfois sembler faits de bric et de broc, avec des parties qui éveilleront plus ou moins l'intérêt de chaque lecteur, et/ou des plumes plus ou moins étincelantes. J'ai bien sûr été attiré par le "post-it" signalant que ce livre (en présentoir) avait été co-rédigé par ma libraire, que je connais depuis 19 ans, à l'époque où la librairie qu'elle avait en tête de fonder n'était encore qu'un projet qui cherchait du financement solidaire (les plateformes de financement participatif n'existaient pas à ce moment-là). Mais je recommence à m'égarer!
Je l'ai donc réservé, en demandant une dédicace (la fondatrice n'est depuis longtemps plus seule contrairement à ses débuts (dans un local plus petit), elle a depuis plusieurs années embauché des salarié.e.s et ouvert son capital à au moins une associée). Lorsque je suis repassé, elle était elle-même présente et j'ai pu lui rafraîchir la mémoire. Après cette "mise en contexte", j'en viens enfin au livre lui-même.
Comme le dit la quatrième de couv', "cet ouvrage a été réalisé par l'Association pour l'écologie du livre, qui oeuvre de façon interprofessionnelle sur les questions d'éco-responsabilité et de bibliodiversité". Le livre comprend trois parties principales, titrées "Etat des lieux (entretiens)", "Horizons (écofictions de libraires)" et "Vers l'écologie du livre (manifestes)". Selon la page "Crédits" (p.101), les textes qui le composent ont, pour certains, été publiés dans la presse, sur internet, ou dans un ouvrage précédent.
La partie "technique" sur la filière livre (l'entretien avec ma librairie, mais aussi ceux avec un éditeur et surtout avec un forestier) est celle qui a le plus éveillé mon intérêt, en évoquant les problématiques des différents composants de la filière livre. Pour la librairie, l'entretien porte sur l'adéquation entre un projet spécifique pour une librairie et les contraintes (organisation des rayons, économie fragile du secteur livre...). L'éditeur (une petite Maison basée en Belgique) explique qu'il réalise 80% de son chiffre d'affaires avec 120 librairies seulement, avec lesquelles il a construit des relations privilégiées. Le forestier nous donne une vision (que j'ai trouvée passionnante!) de la filière "papier" (mondialisé) et de l'inertie des éditeurs, où les "gros" (en France, en tout cas) décident davantage en fonction de leurs intérêts propres que de celui de la planète...
La partie consistant en écofictions de libraires présente quatre nouvelles se déroulant dans quelques années (2030 ou après) et imaginant ce qu'a pu devenir leur métier. Elles ont été réalisées dans le cadre d'un atelier d'écriture en 2019 (l'intégralité des nouvelles produites peut être trouvée en ligne sur le site de l'association, rubrique "ressources"). Là, j'ai commencé à être un peu moins convaincu: certaines sont plutôt dans l'utopie, à mon avis (ayant pour cadre une communauté idéalisée qui possède une impressionnante collection de livres...). Vers la fin de la dernière nouvelle (p.77-78), j'avoue avoir été interpellé par les phrases suivantes: "Eh bien, en fait, on a créé une usine à papier recyclé il y a trois ans. Elle est au fond du champ derrière la librairie. Donc on fait à la fois de la récupération de livres endommagés ou qui ont peu d'intérêt pour les membres de la communauté, mais aussi de pas mal de chiffons; Et c'est avec ça qu'on fait pour ainsi dire l'ensemble du papier de la commune ainsi que quelques dizaines de livres en auto-édition". Autant je trouve génial cette production autonome de papier et sa finalité, autant je suis heurté par ce "mépris" pour certains livres, exclus a priori et définitivement (sur décision irréversible) de toute chance de lecture future, ce qui s'apparente à une forme de censure et me déplait. J'aurais préféré lire "... endommagés ou de livres en nombreux exemplaires qui ont peu d'intérêt pour les membres de la communauté (en veillant bien sûr à en préserver un exemplaire aux fins de conservation), mais aussi (etc.)". Mais bon, chaque lecteur ou lectrice pourra avoir son propre avis je suppose.
Enfin, à la lecture des deux "manifestes" de la troisième partie, j'ai commencé à accentuer ma réticence. Ces manifestes sont vraiment trop "conceptuels" pour moi, et j'avoue que mettre en avant le décolonialisme ou les réunions non-mixtes n'est pas forcément le meilleur moyen de capter mon attention bienveillante. Les chercheur.euses cité.e.s dans ces manifestes contribuent chacun.e à la "déconstruction" de l'écologie, à renommer "humanités écologiques", où peuvent prendre place les oeuvres des philosophes écoféministes, les anthropologues du non-humain, les zoophilosophes, les penseurs biorégionalistes, ceux écodécoloniaux, sans parler des écopoéticiens... En parlant de la convergence de certains de ces thèmes vers des ouvrages trangenres, ils m'ont perdu comme lecteur, sans, je le crains, me donner pour le moment envie d'en découvrir davantage. Dans le second manifeste, titré "Les trois écologies du livre" (écologie matérielle, écologie sociale, écologie symbolique), le parti pris assumé est de partir du principe que, dans la chaine du livre, le féminin l'emporte (note p.90 - je n'ose demander si c'est de l'humour, de la provocation pour pousser à la réflexion, ou qui sait quoi d'autre).
A vous maintenant, lectrices et lecteurs, de vous forger votre propre opinion après lecture.
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Quelques réflexions sur mon propre rapport à la lecture ces dernières années
Finalement, ce billet m'a été l'occasion de m'introspecter sur mes modes de lecture. Qu'est-ce qui, désormais, me motive à ouvrir un livre?
D'abord, un aspect utilitariste. Il faut qu'il corresponde à une des thématiques sur lesquelles je suis "en veille": l'ESS (économie sociale et solidaire) en général, l'écologie ou l'agriculture bio ou de proximité en particulier. Une fois lu, je prendrai la peine de l'apporter en consultation aux membres de mon club d'investisseurs CIGALES, avant (selon le sujet) de le verser au système de prêt de livres au sein de l'AMAP dont je fais partie. Exceptionnellement, j'en aurai, auparavant, tiré un billet pour le présent blog.
Pour enrichir ma bibliothèque thématique personnelle, je m'astreins à lire quasiment un "essai" par semaine en moyenne. Certains font moins de cent pages là où d'autres en comptent plusieurs centaines, certains viennent de paraître tandis que j'en ai acheté d'occasion d'autres - parfois débris de bibliothèques rachetées en bloc par la bouquinerie avec une dédicace de l'auteur - à quelques euros pièce.
D'autre part, côté littérature récréative, j'ai surtout tendance à relire des livres que je connais déjà. BD et manga figurent en bonne place dans mes lectures. En fait je lis bien davantage que je ne chronique.
Pour que je rédige un billet, paresseux comme je suis, il me faut, là encore, une carotte: un "challenge" bloguesque de plus ou moins longue durée, même si rédiger un billet me demande un effort supplémentaire (sans parler des recherches pour trouver quelques liens vers des blogs en ayant déjà parlé - recherches de plus en plus ardues désormais).
Je lis en tout cas beaucoup plus de ce que j'appelle les livres "de stock" (déjà disponibles depuis des années, parfois même épuisés en neuf) que "de flux": je ne suis guère les parutions récentes, sauf s'il s'agit d'un ouvrage qui recoupe mes propres centres d'intérêt. Je sais que je ne pourrai jamais tout lire. Alors, autant me concentrer sur ce qui serait susceptible de m'intéresser, plutôt que de me lancer vers l'inconnu. Il ne me vient jamais à l'esprit de demander conseil à une libraire. Je trouve souvent mention de nouvelles parutions (essais) dans la presse, et vais alors les commander à ma librairie. C'est par contre sur les blogs que je détecterai un ouvrage que j'ignorais d'un auteur déjà connu de moi, ou, parfois, un billet attirant mon attention sur un ouvrage à côté duquel je serai passé autrement (et que je vais le plus souvent chercher à emprunter en bibliothèque).
Et vous?
Collection "Raconter la vie" / Le parlement des invisibles - Pierre Rosanvallon
J'ai (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) remis la main sur mon second exemplaire du livre Le parlement des invisibles de Pierre Rosanvallon, (ancien) directeur de la collection "Raconter la vie" aux éditions du Seuil. Je l'avais acheté en 2020, année de parution de cette seconde édition.
Le parlement des invisibles, 142 pages, 3,50 euros, format 10 x 15 cm (contre 20,4 x 13,9 pour les livres de la collection "Raconter la vie" elle-même).
J'ai aussi sous la main une bonne partie de tous ceux de la collection que j'ai achetés (d'autres sont actuellement prêtés via tel ou tel canal). Dasola m'en avait offert plusieurs.
En les feuilletant aujourd'hui, je m'aperçois que je les ai pour la plupart aussi vite oubliés que lus, et l'esprit du présent billet n'est pas de les relire. Encore heureux que j'aie pour habitude de noter quelques mots à la fin des "essais" que je lis... et vivent les 4e de couv' de chaque livre (reprises dans le bouquin de Pierre Rosenvallon!). Entre 2014 et 2015, format et prix ont changé (pour tenter de résoudre l'équation économique?): 5,90 euros pour moins de 80 pages, contre 7,90 et une centaine de pages par la suite.
Voici quelques mots sur chacun des titres photographiés ci-dessus.
Un homme à la crèche, Thomas Grillot. Par un écrivain professionnel, une sorte d'immersion sociologique imaginant (?) un homme faisant un métier "normalement" (?) dévolu aux femmes... et les réactions des collègues, des parents. Pas simple.
La Barbe, Omar Benaala: 1995-1999, le temps pour l'auteur de faire le tour d'un "retour à la religion" pour un voyage au terme duquel il a fini par raser sa barbe et se ranger. C'est écrit avec style, à la première personne. Je l'avais acheté en 2015, quelques mois après publication.
Dans l'oeil du gardien, Jean-François Laé. L'auteur est sociologue. Le sujet d'étude? Le rôle du gardien dans un HLM. De la médiation, de la pédagogie... Beaucoup de plaintes, peu de merci. Quel métier! On y croise même des étudiants en socio.
Sous mon voile, Fatimata Diallo. Je me rappelle avoir été "dérangé" par cette lecture. Dans mes notes, je comparais cette jeune Malienne à Bernadette Soubirous, tout autant convaincue que l'expression de sa foi était sans conteste le seul mode de vie possible et imaginable... (j'avais noté "se voiler la face").
Grand patron, films d'ouvrier, Jules Naudet. Cet ouvrage, l'un des premiers parus dans la collection, est encore un livre de sociologue. Le "patron" en question a souhaité rester anonyme. Il semble assumer sans état d'âme son changement de classe sociale, tout en restant imperméable à toute notion de "lutte des classes"? Citation (p.45) d'une citation: "Franck ne se retrouve donc pas dans l'affirmation d'Annie Ernaux selon laquelle "il était normal d'avoir honte, comme d'une conséquence inscrite dans le métier de mes parents, leurs difficultés d'argent, leur passé d'ouvriers, notre façon d'être"."
Au prêt sur gage, Pauline Peretz. Un des livres qui m'avait le plus intéressé (et je ne dis pas cela parce que l'auteur était la co-directrice de la collection!). Je connais le mécanisme des prêts du Mont-de-Piété. L'analyse sur les motivations des "clientes" (en majorité), leurs histoires de vie, leurs rapports aux objets mis en gage, sur la constitution d'une épargne en "objets de valeur" plutôt qu'à la bourse ou à la banque, le désintérêt, d'une certaine manière, du véritable "coût du crédit"... Tous cela représente un monde "à part", mais fascinant.
Business dans la cité, Rachid Santaki. L'auteur a publié une quinzaine de livre (essentiellement des polars?) entre 2008 et 2020. Cet ouvrage, publié en 2014, semble une oeuvre d'imagination, mais avec une connaissance de l'environnement du "9-3" qui, certainement, rend le récit à la première personne crédible (comme les "série noire" de la grande époque?).
Les reins cassés, Lou Kapikian. A ce jour le dernier que j'ai acheté, d'occasion, en 2021 (y compris la dédicace de l'auteur). Ce témoignage sur la dialyse et la greffe du rein et les contraintes vécues par une malade (accompagnée dans l'écriture du livre par des "professionnels") m'a permis de mieux cerner ce que vit un de mes propres cousins. Brrr...
La maison des vulnérables, Sylvia Zappi. Quelques portraits de résidents dans un genre de "foyer social". Des parcours de vie cassée et qui se reconstruisent dans ces murs où les personnes peuvent bénéficier d'un accompagnement à la vie quotidienne.
Les grandes villes n'existent pas, Cécile Coulon. Un témoignage sur une enfance dans un village à la campagne. Et sur la vie au village, au passage à l'âge adulte (symbolisé par le permis de conduire et la liberté qu'il apporte - y compris celle de mourir sur la route). Emma en avait parlé.
L'homme océan, Sylvie Caster. Un style bien journalistique (des phrases courtes: sujet, verbe, complément...) pour parler d'un homme, marin, pêcheur, ancien militaire, tatoué, père de famille...
Moi, Anthony, ouvrier d'aujourd'hui (sans nom d'auteur). La vie entre petits boulots, enchaînements de CDD entrecoupés de chômage, l'absence d'envie de se retrouver "prisonnier" d'un emploi en CDI (alors que le quitter en démissionnant fermerait la porte des indemnités chômage), formation en alternance arrêtée parce qu'il ne supportait plus, la vingtaine passée, d'être mis sur le même pied que ses condisciples adolescents... En janvier 2014, Anthony avait 27 ans. Il doit donc en avoir 36 aujourd'hui? A la fin du livre, il envisageait de reprendre ses études, en passant le DAEU...
La députée du coin, Nathalie Nieson. Un témoignage intéressant. J'avais noté que cela recoupait un ou deux autres livres du même genre que j'avais lus (mais sans qu'ils s'inscrivent dans un tel cadre de "collection"). A l'époque, l'auteur était député PS. elle avait commencé par être maire, et l'est redevenue à l'issue de son mandat (en tenant sa parole de ne pas en briguer un second). En 2022, elle est devenue secrétaire générale déléguée de Renaissance (le parti de Macron). Comme quoi, avec des études de compta, on peut faire beaucoup de choses.
Je ne me sens pas capable, aujourd'hui, de faire une analyse très poussée de cette aventure éditoriale qui s'est achevée en soumission aux contraintes économiques. Je citerais seulement la préface de la seconde édition du Parlement des invisibles (p.10): "Sur les 26 titres publiés, trois seulement ont eu un fort impact sur les milieux concernés, ayant eu un effet miroir producteur de répercussions collectives (...). Les autres ouvrages, d'après les informations que nous avons pu recueillir, ont, malgré leur prix de vente très bas (6 euros) [sic!], été lus davantage par ceux qui s'intéressaient à la société que par la grande masse des Français d'en bas [re-sic!]. L'indéniable impact éditorial de l'entreprise (il y a eu 185 000 exemplaires vendus pour 26 titres) doit ainsi être modulé par cette considération sociologique".
Je concluerai juste en relevant que j'étais tombé, lorsque j'avais écrit précédemment quelques lignes à propos de la collection "Raconter la vie", sur un article de Frédéric Lordon, en février 2014, qui ne laissait même pas le bénéfice du doute à l'initiative lancée par Pierre Rosanvallon.
Deux livres à offrir en cadeau à des jeunes d'âge scolaire
Je (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) vais vous offrir deux idées de petits cadeaux pédagogiques.
Lorsque nous étions retournés à Guédelon avec dasola il y a quelques mois, j'avais été très intéressé par une démonstration de géométrie appliquée à la construction, au travers de laquelle percolait la passion du "formateur". Ses instruments? Le compas et la règle. Mais nous n'avions pas été accueillis sur le site, comme en 2008, avec une "introduction à l'usage de la corde à 13 noeuds". Du coup, j'avais acheté à la librairie du site l'opuscule que je vous présente aujourd'hui.
Mesurer et tracer au Moyen-Âge, Guédelon, 2022, 64 pages
Le livre donne des informations sur les différentes unités de mesure, en lien avec le corps humain (donc, bien entendu, variables d'un lieu à l'autre, même si leurs rapports respectifs étaient stables).
Guédelon a "standardisé" ces différentes unités...
Page 13, est évoquée la "fameuse" corde à 13 noeuds, dont il est dit qu'elle a été inventée par les Egyptiens il y a plus de 4000 ans. Le titre général de la page est "Les instruments de mesure et de tracés sur un chantier au Moyen Âge".
Par contre, Wikipedia (consulté le 16 décembre 2022) fait état d'une controverse et insiste sur l'absence de preuve d'usage de la "corde à 13 noeuds" au Moyen-Âge (que ce soit dans l'iconographie ou dans les textes). Conclusion: selon les chercheurs cités, ce serait un "mythe néo-pédagogique" qui remonterait à 1966. Si ce n'est pas vrai, c'est bien trouvé! Le livre peut en tout cas constituer un bon "aide-mémoire" pour des notions de géométrie appliquée: la démonstration du théorème de Pythagore, la définition d'un carré, d'un triangle, d'un trapèze...
Bien entendu, cela n'empêche pas d'aller faire, en saison, une visite familiale au Château-fort.
Et, pour finir sur une anecdote concernant les mathématiques: je connais un professeur de maths qui me chante parfois les louanges du système duodécimal (12), pour multiplier les compétences en calcul mental aux gamins, notamment. Mais, à ma connaissance, il n'a pas encore écrit de livre sur le sujet...
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Le second ouvrage, que je viens de "cueillir" dans une librairie de quartier dans laquelle mon actuel club CIGALES vient d'investir, est encore plus polémique.
Le nucléaire n'est pas bon pour le climat, Hervé Kempf, Seuil coll. Seuil libelle, septembre 2022
Hervé Kempf est journaliste et fondateur du site Reporterre. Il est aussi l'auteur de plusieurs livres sur les thématiques environnementales et la critique du capitalisme (et des capitalistes). Dans ce récent ouvrage, il critique le "pari" fait sur la relance du nucléaire en France, non sans des arguments qui me paraissent solides, d'une part sur le problème des déchets nucléaires, et surtout, d'autre part, sur le risque d'accident d'une centrale nucléaire en France (en contradiction avec le discours officiel comme quoi un accident nucléaire, tel que Tchernobyl ou Fukushima, ne pourra jamais avoir lieu en France). Je pense que la lecture de cet opuscule (54 pages en gros caractères) peut aider à se construire un avis sur le sujet.
Pour conclure sur ce sujet en donnant ma propre opinion: je suis intimement persuadé que, lorsque se sera produit, en France, l'inéluctable accident aux conséquences catastrophiques clairement annoncées dans ce livre (territoire plus ou moins étendu contaminé et inhabitable, morts par centaines sinon par milliers [y compris pour des causes collatérales: accidents de la circulation, stress...], coût se comptant en centaines de milliards d'euros)... Une fois l'accident advenu, disais-je, tous les experts du monde seront sans conteste capables de nous expliquer par le menu, minute par minute, comment il s'est produit, à la suite de quelle intervention humaine intempestive et/ou de quel événement imprévu parce que totalement imprévisible... alors qu'on nous a seriné depuis des décennies qu'un tel accident était impossible. La question n'est pas là. La question est que nous devrions, le plus rapidement possible, décider de nous passer totalement d'une technologie aussi dangereuse. J'ai dit (et écrit).
A part ça, bonnes fêtes à tous, nous y sommes presque, ce n'est plus qu'une affaire de jours (pour les Fêtes, je veux dire).
Bidoche - Fabrice Nicolino
Je (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) vous présente aujourd'hui un cinquième livre de Fabrice Nicolino, que j'ai acheté récemment. Bidoche est par contre un livre déjà ancien, mais il reste intéressant par l'éclairage qu'il donnait déjà, à l'époque, sur les filières industrielles de la viande et plus généralement de l'alimentation. Pour rappel, Fabrice Nicolino est l'un des survivants blessés de Charlie Hebdo, et le seul dont les membres inférieurs conservent les traces non pas d'un, mais de deux attentats.
Bidoche, éd. LLL (Les Liens qui Libèrent), 2009, 381 p.
Pour qui ne connaît pas le sujet (évoqué dans le bandeau rouge), ce titre constitue une bonne mise en bouche pour soulever le coeur du système de l'industrie agro-alimentaire en France depuis l'après-Seconde Guerre Mondiale et le mettre au jour. Au long du livre, Nicolino raconte, rencontre, rend compte, révèle, dévoile, explique...
L'auteur commence par préciser qu'il mange (encore) de la viande, mais de moins en moins: le livre explique pourquoi. Il commence par s'intéresser aux hommes, avant les animaux. Pour le dire vite, avec l'augmentation de la productivité agricole apparue dans les années de l'après-guerre, la France a cherché à ce que sa population toute entière ne se retrouve plus dans la situation de restrictions alimentaires qui était celle en vigueur sous l'Occupation. Pour cela, il fallait augmenter les rendements végétaux, et privilégier des "races" animales plus productives (des animaux à viande qui engraissent plus vite, qui ont des muscles plus volumineux; des femelles laitières inséminées artificiellement à partir de reproducteurs sélectionnés; des poules pondeuses "optimisées" pour cela - et différentes des poules "à viande")... Les sagas des différentes filières nous sont contées. Et puis, on voit, on comprend le basculement se faire à partir du moment où l'élevage ne vise plus seulement à d'apporter des produits animaux en "quantité suffisante" à la population française, mais lorsque un système "industriel" cherche à développer ses produits financiers (quitte à utiliser tous les moyens pour inciter le "consommateur" à consommer): on est passé de la production d'aliments "pour vivre" à la recherche de parts de marché pour gagner encore davantage d'argent en diminuant autant que possible les coûts de production. Bref, le système capitaliste, dans toute son horreur. Pour obtenir les "rendements maximaux" de ces "usines à viande" (ou à oeufs, ou à lait...) standardisées (au détriment de la diversité des anciennes "races locales" de terroir), la "ration" doit être optimisée en terme de coût et de profitabilité (prise de poids par l'animal). Aliments miracles (au détriment des vieux pâturages...): le maïs (qui peut être produit en France... mais est extrèmement gourmand en eau), et surtout le soja, importé massivement d'Amérique du Sud (au détriment des forêts primaires et des populations locales). La Bretagne a été choisie pour y développer en masse la production porcine: on en constate depuis déjà quelques décennies les résutats environnementaux (pollution des eaux potables et algues vertes sur les plages).
Beaucoup de thèmes s'entrecroisent dans ce livre cohérent: au départ, la volonté politique de transformer la paysannerie traditionnelle, ventilée à l'époque en trois catégories: ceux qui devraient disparaître (inadaptés et inadaptables); ceux qui étaient considérés comme les "premiers de cordée" de ce temps-là, capable d'atteindre la masse critique visée en supportant les investissements nécessaires; et ceux qui devaient bénéficier d'un "accompagnement" vigilant de la part des pouvoirs publics ou... para-publics. Puis les moyens pour ce faire: imitation de ce qui se pratiquait déjà aux Etats-Unis, en terme de passage à une industrie de plus en plus soutenue par la chimie (engrais pour les plantes, et pratiquement pour les bêtes, traitées à coup d'antibiotiques, à défaut d'hormones comme nos "concurrents" des Etats-Unis). Tout au long de l'ouvrage, notre journaliste cite des noms, donne des détails, le tout non sans l'ironie caustique qui fait partie de son style. Les collusions incestueuses entre chercheurs et laboratoires, députés soutenant telle ou telle filière à coup d'amendement plus ou moins téléguidé, lobbyistes orchestrant l'organisation de colloques, campagnes de presse coordonnées, éléments de langages cités en boucle... sont explicités. Un certain "comité Noé", cercle informel dont la liste des membres n'est pas "publique", a été mis en place pour contrer tout discours susceptible de mettre en péril les intérêts (financiers) de l'industrie agro-alimentaire. Il est clair que le consommateur final français (nous) est manipulé (puisque c'est pour notre santé, on vous dit!).
Après vous avoir exposé ce que j'ai personnellement retenu du livre, je vais en profiter pour dire quelques mots à propos des "vegans", idéologie à la mode en 2022, en pointe sur ce qu'ils appellent "antispécisme". Bidoche, en 2009, ne mentionne pas le terme de vegans sauf erreur de ma part. Le terme (la marque...) a connu une éclosion médiatique plus tardive en France. A l'époque, L214, aujourd'hui célèbre pour ses vidéos filmées clandestinement dans des abattoirs, s'occupait surtout du gavage des oies et canards pour produire du foie gras (évoqué dans Bidoche). Aujourd'hui, L214 interroge plus généralement sur la légitimité de tuer les animaux "sans nécessité", et j'ai bien l'impression que vouloir les manger (et/ou/puis se vêtir grâce aux produits qu'ils nous fournissent, entre mille et un motifs d'"élever" les animaux) ne sera jamais, à leurs yeux, une raison légitime... Pour ce qui concerne les "visées ultimes" et les conséquences finales de cette action quand elle aura été poussée à son terme, je préconise la lecture de La cause vegane, un nouvel intégrisme?, de Frédéric Denhez, dont la lecture m'avait personnellement intéressé (même si, je l'avoue, je n'ai pas enquêté pour savoir par qui ou par quels intérêts il était soutenu ou financé).
J'ai pris par contre la peine de vérifier la position de Fabrice Nicolino sur les vegans. Sans prétendre être exhaustif, je citerai un article (paru dans Charlie Hebdo N°1394 du 10/04/2019) concernant une action de L214 contre le sort fait aux 1000 milliards de poissons tués dans le monde chaque année pour notre alimentation, qui contient les phrases suivantes: "Je ne suis pas vegan et ne compte pas le devenir. J’ai ferraillé contre ce mouvement, et je recommencerai, mais dans l’amitié qui me lie aux deux fondateurs de L214, Brigitte Gothière et Sébastien Arsac." Dans CH N°1355 du 11/07/2018, il mettait en garde contre les excès possibles.
Evidemment, pour une raison d'âge (le mien, et le sien), je fais bien plus confiance à la qualité des informations de Fabrice Nicolino qu'à celles d'un quelconque freluquet de 20 ans militant de fraîche date chez telle ou telle association, ou même qu'à un journaliste ou un diplômé Master 2 de ceci ou de cela (de moins de 25 ans) frais émoulu de l'Ecole de journalisme, de la Fac ou d'un Grande Ecole quelle qu'elle soit. Ces "jeunes" parfois excessifs, à mon avis, n'ont pas eu le temps d'acquérir l'épaisseur et la largeur d'esprit qu'amènent les années et - désolé du gros mot - les expériences successives non moins que partagées.
*** Je suis Charlie ***
H. G. Wells. Parcours d'une oeuvre - Joseph Altairac
Après [J. M.] Keynes (ou l'économiste citoyen) le 7 juillet 2022, voici H. G. Wells (parcours d'une oeuvre). Encore un livre sur un Britannique, écrit par un Français, que je (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) vous présente aujourd'hui. Mais cette fois-ci, c'est dans le cadre de notre "Mois Wells" (co-organisé avec Sibylline). Par contre, mon billet sur cette biographie ne pourra, je pense, pas prétendre participer aux différents autres challenges sur les littératures de l'imaginaire (ou autres) auxquels j'inscris depuis quelques semaines les oeuvres de Wells que j'ai lues, au fur et à mesure que je les chronique.
Joseph Altairac, H. G. Wells, parcours d'une oeuvre, Encrage, coll. Références, 1998, 207 pages.
Ce livre a été lauréat du Grand prix de l'imaginaire en 1999, catégorie Essai. Précisons encore que le titre est toujours en vente (10 euros, contre 65 F jadis) aux éditions Encrage. Et ce alors même que désormais, pour le lire à Paris via une bibliothèque municipale, on est obligé de le faire venir de la "réserve centrale" (?).
Dans son introduction, Joseph Altairac évoque les "suites" qu'ont connues, jusqu'à peu avant la parution de son propre ouvrage (1996 - 50ème anniversaire de la disparition d'H. G. Wells [1866-1946]), les oeuvres de celui-ci. J'y ai retrouvé tel film vu ou tel livre lu. Une courte biographie s'étend de la p. 8 à la p. 12 (complétée par une "chronologie" pp. 204-207). La "bibliographie commentée" d'H. G. Wells couvre plus de 60 pages (133-194), complétée par 4 pages listant les adaptations (cinéma, télévision et radio). Avoir mis à disposition du lecteur ces données en fin d'ouvrage permet à l'auteur de consacrer la plus importante partie de son livre à l'analyse de l'oeuvre de notre Herbert George Wells, et à son évolution, "de la science-fiction au réformisme social". La dernière partie fait l'historique de la "réception critique" de l'oeuvre wellsienne en France.
Wells a écrit de nombreux articles en tant que "journaliste scientifique" dans les années 1890, cependant que ses premiers récits de fiction publiés semblent remonter à 1887 dans un journal étudiant (?) dont il était cofondateur. La renommée - et la réussite financière - sont arrivées en 1895, avec la publication de La machine à explorer le temps (qui a connu, avant comme après, plusieurs versions). Fort de sa notoriété, au XXème siècle, Wells nourrira désormais l'ambition de réformer la société. Sa production (nouvelles ou romans) se prolonge jusque dans les années 1940, avec un succès inégal. Est-ce que, dans ses écrits, on peut relever un "glissement" qui l'amènerait à passer de la prospective à la posture d'un prophète (ce qui pourrait arriver / ce qui doit ariver)? Personnellement, je n'en ai pas encore lu suffisamment (contrairement à M. Altairac!) pour trop m'avancer. Dans l'ouvrage, la "carrière" de l'écrivain (qui se voudrait "maître à penser") Wells est bien mise en perspective avec l'histoire du siècle. Il a fréquenté Lénine, Staline, a espéré en le progrès humain... et s'est, sans doute, beaucoup trompé. Si j'ai bien compris, il était aussi capable, dans ses livres, d'humour (la comédie ou la satire lui permettant de critiquer la vie britannique contemporaine) et même parfois d'auto-dérision. Mais certains des romans seront parfois prétexte à de longs exposés, par les personnages, des propres idées de Wells - lesquelles pouvaient évoluer au fil des ans.
Pour faire suite à une question sous mon billet du 5 juillet 2022, concernant la position de Wells par rapport à l'eugénisme, je "pioche" deux citations.
p.26: dans un texte publié en 1903, "Wells [y] critique ironiquement les conceptions de sir Francis Galton sur sur la transmission prétendument héréditaire de qualités aux dimensions aussi incertaines que la beauté, la vigueur physique, la santé mentale, l'intelligence et même le génie!".
p.94-95: "Si Wells appelle de ses voeux une forme d'eugénisme modéré, il se distingue radicalement de Francis Galton (1822-1911), cousin de Darwin et grand initiateur du mouvement eugéniste, et dont Jean-Paul Thomas, dans Les fondements de l'eugénisme (1995) synthétise si clairement la pensée fondamentale en écrivant que, pour Galton: "Les membres de différentes classes sociales ne sont pas biologiquement assimilables, ils appartiennent à des "races", à des lignées différentes, et il faut lutter contre les effets néfastes des promotions et des déclassements sociaux, c'est-à-dire du brassage des sangs". C'est très exactement le contraire des idées de Wells pour lequel, dans son utopie [Une utopie moderne, 1905], les classes sociales sont tout sauf héréditaires. Wells s'oppose absolument au concept de "classes biologiques" défendu par certains sociaux-darwiniens."
En France, Wells a (forcément) souvent été comparé à Jules Verne, mais sa notoriété a surtout reposé sur les quelques incontournables "classiques" qu'il avait publié dès la fin du XIXe siècle, les oeuvres "de la maturité" y ont ensuite été publiées avec parfois un retard considérable sur leur publication anglaise.
Pour conclure, je vais encore relever une citation de M. Altairac (p.114): "La force d'évocation de Wells est telle que le plus obtus des lecteurs fera toujours son miel des meilleurs scientific romances, même s'il passe à côté du message de l'écrivain".
C'est grâce à Sibylline que j'ai découvert l'existence de cette biographie. J'ai pu trouver ensuite d'autres liens sur la blogosphère. Nebal en avait parlé. Et j'ai fini par découvrir sur le blog de l'oncle Paul que Joseph Altairac était décédé le 9 novembre 2020. Enfin, je me permets de mettre un lien vers le blog de Christian Grenier, qui a consacré une conférence à H. G. Wells en 2016 (j'avais chroniqué un des livres de cet "auteur jeunesse" il y a quelques mois).
Keynes ou l'économiste citoyen - Bernard Maris
== À nos lecteurs
La mise en ligne du présent billet a été retardée par les "indisponibilités" à répétition de la plateforme Canalblog. Je ne vous cache pas que je (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) ressens une intense frustration à l'idée de tous vos "commentaires" que vous n'avez pu déposer ces jours-ci lors d'une éventuelle tentative de passage sur le blog de dasola. Frustration d'autant plus intense que nous, blogueurs, n'y pouvons mais... alors que ne s'affiche même pas toujours le message fatidique disant: "Oups! Une erreur s'est produite. Nous en sommes avertis. Si le problème persiste, contactez notre support technique"... ==
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Bref. Depuis le 7 janvier 2015, cela fait bien le dixième livre de Bernard Maris que je chronique, dans le cadre de mes "hommages du sept". Dans celui-ci, Keynes ou l'économiste citoyen, Bernard Maris nous présentait l'un de "ses" trois grands économistes. Je cite (p.57): "S'il fallait choisir trois noms dans l'histoire de la pensée économique, indiscutablement, ce seraient Marx pour sa vision du processus d'accumulation et de crise, Walras pour avoir révélé les concepts d'interdépendance des actions et d'équilibre, Keynes pour avoir introduit le déséquilibre, la monnaie et le temps en économie (et leur corollaire: l'incertitude)."
Presses de Sciences Po, coll. La bibliothèque du citoyen, 1999, 93 pages.
Il s'agit donc d'un livre court, mais dense. Bernard Maris commence par des éléments biographiques, pour expliquer le cheminement de Keynes (1883-1946) vers sa position de "maître à penser" (théoricien, mais aussi praticien) de l'économie telle que mise en action par le pouvoir politique (notamment pour résoudre la "crise de 1929"). Fils d'enseignants universitaires, il a d'abord été un élève brillant à Eton, puis à Cambridge où il a fréquenté un certain nombre de jeunes peintres ou écrivains (qui constitueront le "groupe de Bloomsbury"), avant d'avoir un coup de foudre, vers l'âge de 21 ans, pour une jeune discipline: l'économie.
John Maynard Keynes devient rédacteur en chef de The Economic Journal en 1911, et commence à publier différents ouvrages de théorie économique. En 1919, son pamphlet Les conséquences économiques de la paix, critique du traité de Versailles rédigée en moins de deux mois, lui valent renommée et aussi aisance financière. Les grands thèmes keynésiens sont déjà présents dans ce livre. Selon Maris, ce n'est qu'ensuite qu'il devient un théoricien dont on s'inspirera (publication de sa Théorie générale en 1936). Il est intéressant d'apprendre que Keynes revendiquait un droit pragmatique au changement: "quand les circonstances changent, je change mon point de vue" (citation p.59). Au final, Keynes avait compris que le "doux commerce" et l'enrichissement mutuel apportent la paix aux nations, cependant que la concurrence sauvage (le libéralisme...) apporte la guerre, et il était donc partisan d'une régulation de l'économie. Concernant sa place dans la "vie de la cité", Maris nous signale la "défaite" qu'ont constitué les accords de Bretton Woods où, à la solution que Keynes préconisait (un système monéraire mondial basé sur une monnaie non-nationale, le "bancor") a été préférée la solution proposée par l'Américain White, à savoir l'utilisation du dollar (en principe rattaché à l'or) comme étalon international. Keynes est mort peu après. Il est bon de savoir que notre Pierre Mendes France national (né en 1907) avait lié amitié -professionnelle- avec Keynes à cette conférence de Bretton Woods.
Le livre est divisé en 5 chapitres et 25 sous-chapitres (inégalement répartis). Je n'ai pas pris la peine de tout retenir (voire de tout comprendre) dans ce livre (après tout, un 07 à l'écrit dans la spécialité "Sciences économiques et sociales" m'a largement suffi pour obtenir mon Bac de cette année 2022). En le lisant, j'ai eu par moments le sentiment que, tout en nous présentant sa vision de Keynes (personnalité complexe), Bernard Maris y mêlait ses propres "dadas" (la place de la psychologie humaine, sinon de la psychanalyse, dans les décisions prises par les acteurs économiques et leurs conséquences). Bernard Maris n'était pas pour rien un économiste hétérodoxe. La conclusion du livre laisse à penser que Keynes aurait pu inspirer ce que les économistes "sérieux" qualifient d'"utopie".
Je vous mets la fin d'une citation, faite par Maris, de l'essai rédigé par Keynes sur son maître Marshall (ça va, vous suivez?): "(...) le maître en économie doit posséder une rare combinaison de dons... Il doit être mathématicien, historien, homme d'Etat, philosophe à un certain niveau. Il doit comprendre les symboles et parler en mots. Il doit observer le particulier en termes généraux et toucher l'abstrait et le concret du même élan de la pensée. Il doit étudier le présent à la lumière du passé et à l'usage de l'avenir" (p.83). Et encore une autre, sous forme d'une boutade pour supprimer le chômage par le crédit et l'investissement: "si le Trésor était disposé à emplir de billets de banque de vieilles bouteilles, à les enfouir à des profondeurs convenables dans des mines désaffectées qui seraient ensuite comblées avec des détritus urbains, et à autoriser ls entreprises privées à extraire de nouveau les billets selon les principes éprouvés du laisser-faire [...] le chômage pourrait disparaître [...]. À vrai dire, il serait plus censé (sic!) de construire des maisons ou quelque chose de semblable, mais, si des difficultés politiques et pratiques s'y opposent, le moyen précédent vaut mieux que rien" (p.75). Si j'ai bien compris, la monnaie doit être employée, circuler, et non être stockée et stérilisée...
J'ignore par combien de mains l'exemplaire que je possède est passé. Le même jour, j'ai acheté (d'occasion aussi) d'autres bons titres, épaves manifestes d'une bibliothèque d'intellectuel... ou de journaliste (Arnaud Spire, qui était-ce?). En tout cas, je vous invite à lire ce court essai, écrit d'une plume brillante.
Pour finir, voici quelques liens vers des blogs ayant jadis mentionné ce livre: Bernard Ligot (dernier billet en 2007), Le blog du Shadokk (dernier billet en 2008). On en trouve aussi des citations sur divers blogs spécialisés en économie, dans des hommages très érudits rendus à Bernard Maris après janvier 2015...
Lors de mes recherches, en rebondissant sur d'autres liens, j'ai fini par tomber sur un documentaire sur Bernard Maris diffusé (le 3 janvier 2016) sur Public Sénat (une cinquantaine de minutes, un peu moins d'un an après son assassinat). Vers la 18e minute, Philippe Val (ancien dirigeant de Charlie) évoque l'origine du pseudonyme d'Oncle Bernard sous lequel Bernard Maris rédigeait ses articles. Keynes est cité peu avant la dernière minute.
Coïncidences: hier mercredi 6 juillet 2022, Jacques Littauer, qui rédige désormais les rubriques "économiques" dans Charlie Hebdo, y citait aussi Keynes, à propos des prix de l'énergie qui devraient inciter aux économies d'énergie: "(...) les prix ne peuvent pas tout. Ou, plus exactement, comme le savent les économistes keynésiens ou marxistes, le libre ajustement entre l'offre et la demande peut conduire à des situations très douloureuses". Ce même jour, Charlie a entamé la publication d'une rubrique "Un été avec Honoré", dont le dessin ci-dessous met en scène Keynes (et Marx).
Charlie Hebdo N°1563 du 06/07/2022 (p. 8-9).
Ça me rappelle qu'il y a trois ans, j'avais eu le culot d'écrire à Riss pour lui proposer une rubrique hebdomadaire, consistant en la "repasse" commentée du dessin d'un des "anciens" dessinateurs de Charlie Hebdo, y ayant déjà été publié dans l'une ou l'autre série du journal, mais mis en lien (anachronique) avec l'actualité de la semaine courante... Je n'ai jamais eu de réponse.
*** Je suis Charlie ***
Lettre au futur locataire de l'Elysée - Riss / Elysée 2022 - Des candidats à croquer! (HS Charlie Hebdo N°27H)
Hé bien, cela n'arrive pas si souvent que je (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) rédige mon "hommage du sept" à Charlie Hebdo en lien avec l'actualité immédiate. Cette fois-ci, j'assume de focaliser sur deux ouvrages clairement "politiques" et orientés vers l'avenir tandis que mon billet d'il y a 5 ans l'était davantage vers le passé.
Lettre au futur locataire de l'Elysée: ce petit ouvrage (15 x 24,5 cm, 5 euros pour 80 pages) de Riss paru en mars 2022 m'avait alléché par son titre. Il ne souscrit clairement pas à la mode de l'écriture inclusive - même s'il n'est pas inenvisageable qu'il s'agisse d'une locataire. Je m'attendais, a priori, à quelques pistes enthousiasmantes de conseils ou d'analyses "vous devriez / pourriez / voudriez": point! Mais 80 pages de pamphlet contenant force injonctions basées sur des constats fracassants. On en sort (c'est du moins mon cas) plus désabusé que soulevé par l'enthousiasme, avec à l'esprit: "hé ben, on n'est pas rendus!".
Passages choisis (hors contexte, bien évidemment: il faudrait que chacun de mes lecteurs prenne la peine de lire l'intégralité des 80 pages pour les resituer). La 4e de couv' ci-dessus s'inspire de l'introduction, mais de manière plus "soft" que celle-ci, qui dit (p.5): "Rassurez-vous, il n'est pas question ici de vous donner des solutions aux problèmes que connaît la France. C'est vous qui avez été élu, c'est à vous de les trouver tout seul. Chacun sa merde" (et le reste à l'avenant). Dans la partie I, sur la droite, p.11: "Flatter les idées reçues, entretenir les clichés, exciter les peurs, ça marche à tous les coups. C'est facile, c'est pas cher et ça rapporte gros aux élections." La gauche prend aussi son paquet, rassurez-vous (même si je ne peux pas tout citer). Plus généralement, cette diatribe ne souhaite ni "un président qui copie comme un cancre sur son voisin", ni "un président qui perde son temps à changer la Constitution". Citons la p.19: "Evidemment, un candidat à l'élection présidentielle ne peut espérer recueillir la majorité des suffrages des Français en leur expliquant qu'ils sont une bande de tocards. mais quelle personnalité, dans le secret de sa conscience, à l'abri du jugement public, n'a pas été, dans un moment de désillusion, tentée de le penser fortement?". Le génie créatif français existe-t-il donc encore? "On est en droit d'en douter, à la lecture des programmes politiques des uns et des autres, qui se résument à des empilements de propositions dont la première qualité est de séduire plutôt que de créer" (p.29). La partie II (p.37) liste "trois problèmes inédits à traiter par le prochain locataire de l'Elysée". Toujours dans le même style rageur, ça commence par "Nous voulons un président qui fasse rendre gorge aux Gafam", mais aussi "... plus fort que la fin du monde" (p.47), et enfin "... plus fort que Dieu" (p.61). Citation: "(...) c'est un fait constant dans l'Histoire: les religions évoluent rarement de l'intérieur mais le plus souvent sous la pression de forces venues de l'extérieur. Jamais elles ne font le premier pas vers la modernité et, pour leur indiquer aimablement la direction à suivre, quelques coups de pied au cul s'avèrent indispensables". Je reviens en arrière pour quelques autres citations, évoquant capitalisme, industrie et société de consommation (p.50): "satisfaire nos besoins vitaux ne suffit pas à cette société industrialisée, car ses marges bénéficiaires ne seraient pas assez élevées". Et sur la destruction des écosystèmes [, qui] atteint des niveaux irréversibles (p.52): "aujourd'hui, les destructions ne sont plus artisanales comme autrefois, elles sont désormais industrielles". Avec la bonne grille d'analyse concernant le capitalisme, bien évidemment (p.54): "en matière d'écologie et de protection de la vie sur terre, il n'y a rien, mais absolument rien à espérer du marché". La conclusion débute p.70. Extrait: "Vous croyez avoir été élu président de la République. En réalité, vous avez été élu président du bonheur des Français. Sur vos épaules repose la mission écrasante et inédite dans l'histoire de ce pays - et peut-être de l'humanité - de rendre heureux la totalité de vos sujets" (p.71). Et maintenant, au boulot... (pourrait-on dire avec amertume).
Au final, cet opuscule n'est pas vraiment une "feuille de route de circonstance" (contrairement à ce que j'imaginais), mais davantage fait pour "prendre date" et être relu dans 10 ans. Je ne sais pas si c'est le cas des programmes des 12 candidats (si la plupart font au moins quelques dizaines de pages, certains sont plus courts, d'autres plus longs que 80 pages!). Qui donc, aujourd'hui, a pris la peine de relire les programmes d'il y a 10 ans des cinq candidats qui se présentent en 2022 pour la troisième fois devant nous, leurs électeurs, qui devrions nous en souvenir?
...Bon, comme tout ça me paraissait manquer un peu de "grands dessins" (livre quelque peu austère si je compare, disais-je, avec mon billet d'il y a 5 ans), j'ai rajouté sur le présent billet le HS de Charlie Hebdo.
Ce Hors-série Elysée 2022: des candidats à croquer est, lui, paru le 1er mars 2022. Du coup, sa préparation a bien dû être lancée à un moment où les candidats définitifs n'étaient pas plus "cristallisés" que ne le sont, à trois jours du premier tour, les intentions d'un paquet de millions d'électeurs (entre les abstentionnistes potentiels et ceux qui ne sont pas encore certains de voter pour un candidat précis), et son "bouclage" est intervenu largement avant la publication de la liste officielle des candidats par le Conseil constitutionnel. On pourrait supposer, à la lecture des signataires des articles choisis, que chaque membre de la rédaction a (plus ou moins) "ses têtes", et c'est la somme qui fait que tout le monde en prend pour son grade. Tout le monde? Non. La rédaction avait prévu Taubira et Thouy (qui ont reçu respectivement 274 et 139 parrainages validés), mais ni Lassalle, ni Arthaud, ni Dupont-Aignan n'ont été "traités". Chaque candidat retenu "bénéficie" d'un dossier avec une page introductive sur fond rouge, suivi d'un nombre variable d'articles et de dessins. On peut relever 5 articles sur Macron, 4 sur Mélenchon, 4 sur Marine Le Pen. On a un peu l'impression que Thouy (octobre 2021) et Roussel (janvier 2022) ne sont là que par raccroc (un unique article chacun). Il s'agit souvent de "reprises" (je crois que la plus ancienne, du 3 mai 2017, concerne Marine Le Pen, avant celle du 7 mai 2017 dont la cible est Macron).
L'édito de Riss titré "Bonne dégustation!" formule des griefs comparables à ceux contenus dans son livre, avec des mots plus savoureux: "Cette campagne a des airs de quinzaine commerciale où chaque commerçant vous accueille dans sa boutique pour faire connaître ses produits du terroir. Et celui qui vous offrira le meilleur pot-au-feu, le plus beau cassoulet, la plus belle raclette, aura gagné et dirigera la France pour cinq ans."
Dans le Hors-série, j'ai compté plus de 80 dessins dans les 64 pages intérieures (en comptant pour "un" les nombreuses vignettes des "reportages dessinés" (lors de meetings) même si ces derniers se prolongent parfois sur 2 pages). Mais malgré tout, j'ai dû faire une sélection drastique pour ne pas trop dépasser les 10% de citations (ci-dessous) et vous en laisser à découvrir, tout en prenant un dessin par "dossier" (de candidat)! Je précise à chaque fois la page et le dossier concernés, et vous laisse déguster mes choix!
p.7 (Emmanuel Macron)
p.18 (Jean-Luc Mélenchon)
p.22 (Marine Le Pen)
p.39 (Eric Zemour)
p.43 (Anne Hidalgo)
p.44 (Christiane Taubira)
p.51 (Valérie Pécresse)
p.53 (Yannick Jadot)
p.57 (Philippe Poutou)
p.61 (Hélène Thouy)
PS: pour l'anecdote, je signalerai que j'ai dû réécrire intégralement mon billet, l'ayant malencontreusement effacé avant publication. Bref.
*** Je suis Charlie ***
Trois essais co-signés par Philippe Labarde et Bernard Maris
C'est de nouveau à Bernard Maris, assassiné chez Charlie Hebdo, que je (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) voudrais rendre hommage ce mois-ci, neuf mois après le précédent billet que je lui avais consacré. Je vais tâcher de présenter les trois ouvrages qu'il avait co-signés, il y a une vingtaine d'années, avec Philippe Labarde.
Cette fois-ci, ce n'est pas un, pas deux, mais trois livres parus aux éditions Albin Michel que je vais survoler (après celui co-signé Cayat / Fischetti). Pour en raconter l'histoire: j'ai trouvé deux de ces ouvrages dans une armoire de "livres à prendre" dans le hall en bas de chez la coordinatrice de l'AMAP dont je fais partie. Après les avoir lus, j'ai cherché à me procurer le troisième.
Commandé chez mon libraire de quartier, l'exemplaire que j'ai reçu m'a interpellé car il affichait un prix de 23 euros (bizarre pour un livre publié en 1998 et qui ne comportait aucune mise à jour bibliographique ni indication de date de réimpression!). J'ai quand même déniché la mention "Imprimé en France par Lightning Source [+ adresse]", et, en creusant un peu, j'ai découvert qu'il s'agissait de la filiale française d'un groupe d'impression à la demande...
Pour le contenu des livres eux-mêmes, je trouve aujourd'hui difficile d'en parler à qui ne les a pas lui-même lus. Le ton en tient surtout de la diatribe (que, pour ma part, je trouve plutôt pleine de bon sens), mais tout le monde ne partagera sans doute pas les avis, aussi tranchés que tranchants, des auteurs.
Dans Ah Dieu! Que la guerre économique est jolie (1998), le thème est la déconstruction du primat des fameuses "lois du marché" que l'on nous mettait (déjà depuis quelque temps) à toutes les sauces à la fin du XXe siècle. Les auteurs mettent, par exemple, quelques coups de projecteur venimeux sur l'angoisse du banquier quand il accorde des prêts (alors que les Etats se précipiteront à l'aide des banques en cas de défaillance des créanciers) ou la souffrance des malheureux patrons lorsqu'ils sont contraints de licencier... pour s'en gausser, bien sûr. Comme si les sacrifices demandés aux "petits" étaient partagés par les "gros". Citation p. 206: "...le capitalisme, dont le nom politiquement correct est devenu le marché, n'est pas fondé sur l'égalité, mais sur la puissance: le peon libre à la porte de l'hacienda choisissant de travailler ou non et choisissant son latifundiste accompagné de sa milice". Les 216 pages de ce (court) bouquin sont subdivisées en une préface (de Serge Halimi), un prologue, 5 chapitres et un épilogue.
La bourse ou la vie (mai 2000) apporte la déconstruction d'un discours assez dominant à l'époque par lequel la presse vantait fréquemment les "fonds de pension", l'actionnariat individuel... Les auteurs nous expliquent, preuves, exemples et statistiques à l'appui, en quoi fonder une "société meilleure" sur ce pur jus capitaliste serait ou sera (est?) une erreur. Citation p.124: "Où est la démocratie dans le système des stock-options, simple avance sur pillage? Actionnaire, ça s'achète. Citoyen, ça se mérite". Et encore, le bouquin date d'avant l'explosion de la "bulle internet", de l'économie virtuelle vantée à grands sons de trompette à la fin du XXe siècle. Cette fois-ci, le sommaire détaillé (toujours pour 5 parties précédées d'un prologue et suivies d'un épilogue) tient sur 3 pages, pour 197 pages de texte - mais le papier est plus "bouffant".
Enfin, Malheur aux vaincus (janvier 2002) s'est avéré le dernier ouvrage publié en collaboration. Citation (p.161): "Trois livres, trois Labarde-Maris, et au final on retrouve la question essentielle: la propriété. Ça valait le détour. Montrer que le marché est morbide, raciste, inefficace. Reste à s'attaquer à son fondement". Je ne sais pas si la pub de Philip Morris de 2001, épinglée p.101 (en gros, un cancéreux du poumon qui trépasse, c'est 1227 dollars potentiellement économisés par la République tchèque) était à prendre au premier ou au dixième degré. Plus globalement, le libéralisme ne rêve que de faire argent de tout, y compris de ce qui devrait rester des "biens communs". 179 pages, même schéma que les précédents - 7 parties cette fois-ci, dont le détail des thèmes égrenés tient aussi sur 3 pages.
Bref, une fois de plus, je ne peux guère que conseiller à mes lecteurs, qui n'avaient (qui sait?) peut-être jamais entendu parler de ces ouvrages avant de tomber sur le présent billet, de les lire eux-mêmes, pour se forger leur propre opinion.
Les trois ouvrages contiennent bon nombre de citations d'articles de presse "contemporains"... (journaux économiques, mais aussi Le Monde... dont Philippe Labarde a été chef du service économique et directeur de l'information). Concernant ce co-auteur, j'ai trouvé une courte vidéo (45 secondes!) où Philippe Labarde dit quelques mots sur sa rencontre avec Bernard Maris.
J'ai aussi trouvé sur le site de L'Express une chronique du 2e livre publiée il y a 20 ans. Ainsi que celle de Goguengris, concernant le premier, sur Sens Critique.
***
PS: je viens de vérifier, mais l'histoire "officielle" (sur la page dédiée de son site internet) de Charlie ne va toujours pas plus loin que le 17 juillet 2015. Ne serait-il pas temps de rajouter une phrase ou deux à son histoire, pour le journal satirique, laïque, politique et joyeux?
*** Je suis Charlie ***
Marx [mode d'emploi] - Daniel Bensaïd / illustrations de Charb
J'ai (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) eu du mal à rédiger ma chronique sur une collaboration de Charb que je voulais traiter depuis des années, tout en respectant le planning de mes "hommages mensuels". Le dessinateur a illustré une des nombreuses oeuvres du philosophe et théoricien trostskiste Daniel Bensaïd, publiée originellement chez La Découverte en 2009 (coll. Zone): Marx [mode d'emploi]. L'édition "La Découverte / Poche" à laquelle je me réfère date, elle, de 2014.
Je précise d'abord que ce n'est pas tant le texte de Daniel Bensaïd (décédé en janvier 2010, ancien acteur de Mai 68 chez les JCR, idéologue de la LCR, chercheur marxiste...) que les dessins de Charb qui m'ont attiré a priori vers cet ouvrage. J'aurais aimé savoir quels étaient leurs liens, s'il s'est juste agi d'une prestation rémunérée, ou si notre dessinateur y a mis aussi un peu de ses propres tripes. Dans la même collection, j'avais naguère chroniqué un livre de Michel Husson également illustré par Charb.
N'ayant pas pris le temps de bien le digérer, je vais me contenter d'une seule citation du texte de Daniel Bensaïd, avant de vous citer surtout les dessins de Charb que je trouve les plus remarquables.
p.64-65: "Alors que le libéralisme prétend développer l'individu, il ne développe en réalité que l'égoïsme dans la concurrence de tous contre tous, où le développement de chacun a pour condition l'écrasement ou l'élimination des autres. La liberté offerte à chacun n'est pas celle du citoyen, c'est celle du consommateur libre de choisir entre des produits formatés."
Et maintenant, place à un florilège de dessins décalés, choisis parmi les 73 dessins que comportent ces quelque 195 pages.
p.12, pour illustrer "la thèse d'avril" [1841] du jeune Marx, sur La différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure.
p.26 (personnellement,j'adhère de tout coeur à ce dessin - sans être marxiste pour autant).
p.44 (vous disiez quelque chose?). Une bonne illustration du concept d'inachèvement dynamique de la définition des "classes" chez Marx.
p.61 & p.83 (pas si simple, de s'unir...)
p.90 (on célèbre justement les 150 ans de la Commune, cette année 2021)
p.105 (qui se rappelle encore, en 2021, de Besancenot?)
p.22 (vous avez dit médiatisation?)
p.120 (l'exploitation de l'homme par l'homme... Le travail, tout simplement?)
p.128 (admirez la taille respective des récipients...).
p.122 & p.129: des dessins bien bonhommes?
Petit élément de réponse en ce qui concerne les convictions du dessinateur: Philippe Corcuff a écrit le 8 janvier 2015 que Charb "pouvait voter pour la LCR ou pour le PCF en fonction des élections. Son casier à Charlie était d’ailleurs recouvert de deux autocollants, l’un du PCF, l’autre de la LCR."
Ceux qui veulent en apprendre davantage sur Daniel Bensaïd peuvent se reporter au site de l'association qui lui est consacrée, où figurent aussi différents éléments concernant le livre aujourd'hui chroniqué. Je pense qu'il faudra que je prenne le temps d'y revenir, un jour, à tête reposée...
*** Je suis Charlie ***
Et si on aimait la France - Bernard Maris
Ce mois-ci, en hommage aux tués de Charlie Hebdo, c'est un essai de Bernard Maris que j'ai décidé d'aller piocher dans ma bibliothèque, l'ayant acheté et lu (et apprécié) en mai 2015. A l'époque, je (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) n'étais pas encore entré dans le rythme d'une chronique mensuelle. Je le relis 5 ans après, pour rédiger le présent billet, alors que notre Président a fini par rendre sa copie sur le "séparatisme" attendue depuis plusieurs années. Nous avons, nous (quelle chance!), la connaissance des événements des 5 ans écoulés.
La "note de l'éditeur" (signée Christophe Bataille) donne le contexte de cette oeuvre posthume que Bernard Maris était venu présenter à Grasset le 16 décembre 2014. L'auteur avait insisté pour que le titre sur lequel ils s'étaient mis d'accord ne comporte ni point d'exclamation ni point d'interrogation. Il s'agit bien d'un "livre inachevé" puisque Bernard Maris en envisageait, le 2 janvier 2015 quand il en a faxé ces pages à son éditeur, la parution pour avril 2015 (ce qui lui laissait encore du temps pour travailler dessus). Mais comme on sait, il a été assassiné cinq jours plus tard. La décision de publier l'ouvrage tel quel a été prise avec ses enfants.
Cet essai écrit avec verve commence par une citation de Michelet datant de 1846 mise en exergue: "La situation de la France est si grave qu'il n'y a pas moyen d'hésiter". Comme quoi, pas grand-chose de nouveau sous le soleil (même si celui-ci tape plus dur qu'avant). Bernard Maris balaie ensuite tant la grande Histoire que sa propre jeunesse. Comme souvent, il critique la droite et engueule la gauche. Il nous ouvre aux approches de plusieurs disciplines: la démographie (en évoquant à plusieurs reprises l'approche de Philippe Ariès à propos de la régulation volontaire des naissances en France dès l'Ancien Régime), l'histoire (BM rappelle au détour d'une phase que lui-même a "décroché la timbale" de l'agrégation d'Histoire à la quatrième tentative), la géographie (Christophe Guilluy et ses analyses sociologiques sont présentées dans le dernier quart de l'ouvrage).
L'économiste qu'est Oncle Bernard nous rappelle utilement que l'insistance mise sur le séparatisme en France peut permettre d'occulter avec habileté la question sociale. J'ai retenu la distinction (dont il crédite Christophe Guilluy) entre la France des banlieues et la France périurbaine. Dans la banlieue jadis communiste, celle où aujourd'hui se succèdent des populations essentiellement immigrées, cette banlieue irriguée depuis des décennies par les "politiques de la ville" successives, l'ascenseur social fonctionne... mais, dès qu'ils le peuvent, les individus les plus diplômés, les plus "intégrables", fuient ce terreau. Cependant que les populations que la politique du "regroupement familial" y a reléguées s'y succèdent et se replient, précisément, sur un fonctionnement où se construit un attachement faisant primer "la famille" (au sens mafieux) sur l'amour de la France ou de la République. Est-ce que les "jeunes" qui effrayent le bourgeois peuvent s'améliorer en vieillissant? Petite citation (p.120-121): "Avec beaucoup d'humour, Christophe Guilluy fait remarquer que les jeunes qui ont pris part aux émeutes de Vaulx-en-Velin [en 1990] ont aujourd'hui une bonne cinquantaine d'années... Evoquent-ils avec nostalgie leur guéguerre avec les CRS, comme l'évoquèrent longtemps les soixante-huitards, eux aussi brûleurs de voitures?". Quant à la France périurbaine, j'ai été frappé de voir, lors de ma relecture, que Bernard Maris avait en quelque sorte annoncé dans ses pages, avec 4 ou 5 ans d'avance, le mouvement des "gilets jaunes". La France pavillonnaire n'est pas celle des "classes moyennes", mais celle d'une population "morose, plutôt aigre, plutôt pauvre... et anti-immigrée". "Cette France périurbaine est méprisée. (...) Allez faire des barricades autour du rond-point, votre horizon indépassable..." (p.106).
Je vais encore citer quelques lignes que Maris a consacrées aux racines de cette France qu'il aimerait aimable et à son rapport au religieux (p.69): "Il faut aussi admettre que la France est un pays profondément chrétien, profondément marqué par le catholicisme - on ne canonise pas une Jeanne d'Arc pour rien -, même s'il n'a plus grand-chose à voir avec sa haute tradition, et que, précisément, la distance prise avec cette tradition peut lui rendre insupportable l'arrivée d'une religion, l'islam, dont les adeptes n'ont pas encore pris cette même distance".
Je pourrai encore citer des pages et des pages (je n'ai guère insisté sur les bouffées d'optimisme respirées, tout de même, dans le livre). Evoquons encore une jolie gauloiserie visant une (ancienne) dirigeante écologiste, qui ne serait sans doute plus "politiquement correcte" à écrire aujourd'hui. Je ne résiste pas à la citer (p. 75). "Prenons Cécile Duflot. Supposons que les Français vivent comme elle, qu'ils pratiquent le tri sélectif et le vélo, votent écolo et fassent quatre enfants. Dans 100 ans, la France compterait 960 millions d'habitants. Allez, un milliard. Est-ce vivable? Difficilement. (...)". Le paragraphe suivant commence par "Plus sérieusement, ...". Bien entendu, je ne peux pas savoir si l'attaque ad feminam serait restée ou non après un BAT donné par l'auteur. On glissera aussi sur la loi Neuwirth retardée de 1967 à 1969 (p.64) - il est vrai que les décrets d'application se sont fait attendre quelques années.
Pour finir, la plupart des blogs ci-après, trouvés après recherche sur internet comme ayant évoqué ce livre en 2015 ou 2016, sont plutôt ceux d'écrivains professionnels: Anne Bert, Thierry Savatier, quelques citations sur le blog de Thomas Roger Devismes. Mais on a aussi l'opinion parmi d'autres de Ludovic.
Bref, si ce n'est pas déjà fait, je vous engage à découvrir (enfin) ce livre. Et ce que j'aimerais bien savoir, c'est si Macron a lu Maris, ou bien Guilluy.
*** Je suis Charlie ***