Capitaines courageux - Rudyard Kipling / Au large de l'Eden - Roger Vercel
J'ai (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) pris plaisir à sortir de mes rayonnages, pour relecture dans le cadre de plusieurs challenges en cours, deux livres au format poche que je possède depuis un certain nombre de décennies.
Ils ont un point commun (doris!), que je développerai ci-après. Le plus anciennement en ma possession m'a été offert pour Noël 1973, je n'étais pas encore au collège (1), il doit faire partie des dix premiers livres au format de poche que j'aie possédés (il était neuf à l'époque). L'autre est plus "vénérable" puisqu'imprimé fin 1965, mais je ne l'avais acquis qu'en 1981 (je n'étais pas encore bachelier).
Rudyard Kipling, Capitaines courageux, Folio N°354, impr. mars 1973
(publié en anglais en 1897, trad. par Louis Fabulet et Charles Fountaine-Walker
publiée chez Hachette en 1903)
Capitaines courageux: si je n'ai pas relu ce livre 10 fois, alors je l'ai relu 15 (et pas forcément dans cette édition, d'ailleurs, mais parfois en vieilles éditions "pour la jeunesse" au hasard de mes séjours ici ou là...).
Harvey, le héros "principal", est un gamin américain qui n'a pas seize ans, qui va avec sa mère en Europe (en paquebot) "achever son éducation". On apprend par les jugements d'adultes dans les toutes premières pages que celle-ci (son éducation) n'est pas vraiment commencée: Harvey n'est qu'un "fils à maman" odieux, unique rejeton d'une mère qui lui passe tous ses caprices et d'un papa occupé par ses affaires (il est multimillionnaire). Vouloir frimer avec un cigare amène notre gamin à passer par-dessus bord en pleine mer, évanoui... Il refait surface dans un doris, étendu sur un monceau de poissons. Un "doris" est une embarcation en bois à fond plat, de 5 à 6 m de long, manié à l'aviron, utilisé pour la pêche à la morue sur les bancs de Terre-Neuve. Celui-ci fait partie de la drome du Sommes-Ici, une goélette de soixante-dix tonneaux, port d'attache Gloucester (Massachusetts), qui vient de commencer sa campagne. Notre héros commence par exiger du capitaine Disko Troop qu'on le ramène à New-York, de manière un peu trop insistante. Mais il est hors de question de perdre la saison de pêche de tout l'équipage (ils ont 30 tonnes de sel à utiliser pour saler le poisson frais) pour un gamin tombé à l'eau et bien incapable de prouver ses "200 dollars mensuels d'argent de poche". Contre-proposition (accompagnée d'une petite correction): rester à bord et participer à la campagne, payé 10 dollars et demi par mois. Harvey va rapidement "copiner" avec Dan, fils de Disko et mousse à bord, qui a son âge mais est pêcheur depuis l'enfance (il rame depuis ses 8 ans). Notre fils de milliardaire découvre le bateau, voit sa cale sombre et vide, et s'exclame: "- Mais où est le poisson? - Dans la mer, dit-on; dans les bateaux, souhaite-t-on, répliqua Dan, citant un vieux proverbe de pêcheur." Le Sommes-Ici navigue jour après jour sur les Bancs de Terre-Neuve, à la recherche des bancs de morue. Le gros de la pêche se fait à bord des doris, montés en général par l'un des cinq marins-pêcheurs (dont chacun a droit à une "part" sur le résultat final de la campagne), tandis que les mousses iront à l'occasion pêcher à deux dans le doris de Dan. Outre Disko, le navire compte encore un cuisinier (capable aussi de manier l'aviron). Les morues sont pêchées une par une au "trawl" (ligne de fond garnie d'hameçons eux-mêmes garnis de "boëtte" [appât]) - une journée de labeur peut en ramener 231 pour l'un, 41 pour un autre plus maladroit. Mais tel qui vaut peu à la pêche sera plus efficace pour passer du poisson frais à la morue décapitée, éviscérée, applatie, prête à être entassée et "salée" dans la cale, jour après jour. Bref, par les mains et les yeux d'Harvey, nous avons un magnifique apprentissage du travail et de la vie rude des "Terre-neuvas" durant les trois mois d'une campagne de pêche (se lever, pêcher, préparer le poisson, manger, dormir, être de quart, apprendre à naviguer entretemps...) en compagnie de toute une flottille de goëlettes, de ses joies, de ses drames aussi. Disko étant le meilleur capitaine ("quand Disko pensait morue, il pensait en morue; et grâce à un mélange d'instinct et d'expérience depuis longtemps éprouvés, promenait le Sommes-Ici de mouillage en mouillage, toujours avec le poisson, comme un joueur d'échecs aux yeux bandés joue sur l'échiquier qu'il ne voit pas", p.110), le Sommes-Ici est le premier à regagner Gloucester, cales pleines (p.180): sa cargaison entière (865 quintaux de morue) vaut 3 676,25 dollars (soit 138 000 dollars de 2024, si je me fie à un calculateur d'inflation?).
Sitôt prévenus (par un télégramme), Harvey Cheyne père et son épouse "accourent" de San Diego (Californie) jusqu'à Albany (capitale de l'Etat de New York), en passant par Chicago (Illinois), soit peut-être 4000 km en train (?), en 87 h 35 minutes. Cette traversée jusqu'aux retrouvailles (p.195) est un grand moment du livre. Magnat (entre autres) du chemin de fer, Cheyne est un homme richissime avec 30 millions de dollars (ce qui correspondrait à 1,129 milliard de dollars ou plus d'un milliard d'euros aujourd'hui). Mais il sait que lui avoir permis de renouer avec un (jeune) homme, en lieu et place d'un garnement, est inestimable. Dan et Harvey (junior) se retrouveront quelques années plus tard, en conclusion du livre, toujours pour chérir la mer.
Du grand Kipling - ou de la grande traduction. C'est vrai que, lisant et relisant la même depuis un demi-siècle, j'aurais sans doute du mal avec une autre, et je suis incapable de lire le texte original... Ce qui soulève (ou laisse pendante) la question de la traduction. Mais ceci est une autre histoire.
Voir (entre autres) les billets de Shangols, Nath (blog page à page, dernier billet en 2022). Sélénie parle du film de 1937, que je n'ai encore jamais vu.
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Pour retrouver la morue dans le deuxième roman que je vous présente dans ce billet, nous sautons par-dessus quelques décennies et une guerre mondiale (même si Kipling était toujours vivant lors de sa publication). Roger Vercel a publié Au large de l'Eden en 1932, c'était son troisième livre.
Roger Vercel, Au large de l'Eden, le livre de poche N°290, impr. 4e trim. 1965, 244 p.
Nous sommes toujours dans une "campagne" en haute mer qui dure plusieurs mois, mais cette fois-ci le "navire-support" est nettement plus gros. L'histoire se passe dans les années 1930 (largement après la guerre de 14-18 en tout cas). Deux armateurs de Boulogne ont transformé deux cargos pour la grande pêche, afin de les envoyer chercher la morue au Groënland, au mois de juin (le retour est prévu à la fin de l'été...). "On croyait, en effet, que la morue, écoeurée par les eaux tièdes de Terre-Neuve, s'était enfuie vers le pôle et qu'on la rencontrerait abondante dans le détroit de Davis" (p.5). Ils ont cassé leur tirelire: l'armement de chaque navire représente un investissement de 3 millions de francs de l'époque (tout compris). Je vous laisse calculer ce que cela représente en euros de 2024... Il va falloir en ramener, du poisson!
Pourquoi "au large de l'Eden"? Parce que le Danemark contrôle le Groenland et en interdit absolument, depuis 50 ans à ce moment-là, non seulement l'accostage, mais aussi la pêche dans les eaux territoriales [3 milles des côtes, à l'époque], officiellement pour le bien des Inuits (des "Esquimaux", comme on disait alors). A y pêcher, on risquait une amende de 20 000 couronnes danoises, la saisie du bâtiment, et la confiscation de la cargaison (p.114). Mais déjà, il faut s'y rendre. Ici, on ne parle plus de voiliers, mais de "vapeurs" marchant au charbon. L'un, le plus grand (le Tenax peut contenir 16 000 quintaux de poisson), est commandé par l'expérimenté capitaine Rochard (héros du livre). L'autre, le Borea (12 000 quintaux), l'est par un ancien second de celui-ci, le désormais (depuis 6 ans) capitaine Ferrier. Une fois arrivé sur son lieu de pêche (après s'être approvisionné en "boëte"[du hareng frais, et non du "bulot" pourri!] et charbon à 7 jours de navigation depuis la France, en Norvège, et en ayant évité les glaces!), chaque vapeur met à l'eau 25 doris, montés chacun par deux hommes (équipage de 80 hommes, avec les machinistes....). Certains des meilleurs pêcheurs, à Terre Neuve, rapportaient 20 000 francs d'une campagne précédemment.
Le "métier", lui, n'a guère changé: les marins sortent pêcher durant des heures (sous le soleil de minuit le cas échéant), en ramenant le doris vers le navire quand il est plein (150 morues...) avant de repartir une fois le poisson amoncelé dans la coursive. Puis le soir, travail des prises. "Le pont avant disparaissait sous des milliers de dos gris, de ventres blancs, une blancheur souple de bras gantés" (p.98): fendre le poisson, l'éviscérer, sortir le foie, faire sauter la tête, enlever l'arrête centrale (la "raquette"), gratter le sang à l'eau tiède, puis le jeter dans la cale, au saleur ("aujourd'hui, [pris] 6000 morues, 45 quintaux au mille", p.99). Si le travail de la pêche est peu ou prou le même qu'à Terre-Neuve, les hommes sont par contre mieux nourris et mieux logés, la vie à bord est moins différente, avec davantage de temps d'inaction. Tous ne supportent pas ces conditions: on verra au fil des pages un boulanger malade du mal de mer, un suicidaire, un parfait salaud qui "pourrit" l'équipage... Au capitaine tous les soucis: ceux du gros temps qui interdit la pêche, des jours qui passent, de la morue absente... au large, de l'équipage envers lequel il faut marquer son autorité (vous ne sortez pas pêcher? Vous vous contentez du biscuit et de l'eau! "tandis que la cambuse s'ouvrait pour l'équipe du bord, chauffaudiers, novices, saleur qui emportaient la nation habituelle", p.224). Le Groënland étant terre interdite, c'est un navire ravitailleur qui, à mi-campagne, amène de France le ravitaillement en charbon et même en eau douce, et du courrier. Bien évidemment, entre problèmes humains et aléas, tout ne se passera pas comme prévu. Le navire devait quitter les lieux début septembre, mais le 12 octobre, il reste encore à bord du Tenax 20 tonnes de sel, de quoi saler 500 quintaux pour finir de remplir la cale (p.228)...
Parmi les sept ou huit ouvrages de Roger Vercel que je possède, j'ai relu moins souvent celui-ci que Capitaine Conan ou la trilogie de La fosse aux vents (Ceux de la Galatée, La peau du diable, Atalante). Concernant cette trilogie, qui parle de la fin de la marine à voile et des "cap-horniers", j'en tirerai peut-être encore un billet avant la fin de l'année. [chroniqué le 19/10/2024].
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Ces deux livres peuvent s'inscrire à trois challenges: "Book Trip en mer" chez Fanja, "Monde ouvrier et monde du travail" chez Ingannmic, et "2024 sera classique aussi" organisé par Nathalie.
Je tiens à préciser que c'est contre l'avis de dasola que j'ai décidé de rédiger un seul long billet au lieu de deux plus courts.
(1) Pour répondre à la question précise de Luocine ci-dessous, je n'avais pas encore 10 ans quand j'ai lu Capitaines courageux pour la première fois.