Central Station - Lavie Tidhar
Je (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) pense avoir atteint mon "seuil d'incompétence", en tant que lecteur, avec l'ouvrage qu'aborde en premier ce billet. Evacuons d'abord l'un des aspects qui me dérangeait: c'est en lisant le billet de Yuyine que j'en ai compris le pourquoi. Central Station serait en fait un "fix-up" (ouvrage composé à l'origine de "nouvelles" ré-arrangées pour devenir un roman). Le résultat final m'avait évoqué le Steinbeck de A l'est d'Eden (par l'ampleur de la fresque - mais le livre de Steinbeck, que j'apprécie de longue date, n'est pas de la SF), ou les huit tomes des Cantos d'Hypérion de Dan Simmons (que j'avais bien apprécié, peut-être parce que chaque cycle, sinon chaque tome, avait une histoire avec un début et une fin...). Je pense donc que mon sentiment mitigé vient plutôt de ce que Central Station représente une science-fiction trop "philosophique" pour moi. Ce livre participe tout de même à deux challenges: mon propre "challenge marsien", mais aussi le "12e challenge de l'imaginaire" repris par Tornade.
Lavie Tidhar, Central Station, 2016 en anglais,
DL février 2024 en français, éd. Mnémos (trad. julien Bétan), 254 pages, 20,50 euros
Le livre se compose d'un prologue, et de chapitres numérotés de un à treize, dont la page 2 nous apprend (en anglais!) qu'ils ont été publiés entre 2011 et 2016. Pour en parler, je vais m'appuyer sur le "QQQOCP" journalistique [Qui? Quoi? Quand? Où? Comment? Pourquoi?], même si je les prends dans le désordre.
Où? Central Station, c'est le "point de départ", une immense tour, un aéroport spatial vers l'orbite terrestre puis vers l'ailleurs sidéral. L'histoire ne dit pas (sauf erreur de ma part) s'il en existe d'autres sur cette planète terre à la fois familière et étrangère (futuriste?). Sa localisation? "Au-dessus des paysages urbains jumeaux de Tel Aviv, la juive, et de Jaffa, l'arabe" (p.6). Mais c'est aussi un "point de retour" pour certains (une diaspora qui part et qui revient à son berceau, diaspora elle-même aux origines multiples)... Avec des "familles" aux patronymes exotiques (asiatiques? orientaux? africains?).
Quand? Dans un avenir non cité, après bien des guerres (sur terre mais aussi dans l'espace), après les conquêtes de la Lune, de Mars, des astéroïdes... Nous sommes à une époque de coexistence universelle, avec des humains à la longévité augmentée, où il est possible - à condition d'en avoir les moyens financiers - de remplacer des pièces organiques défaillantes par des greffes elle-mêmes organiques ou synthétiques... Tout comme de "coder" la mémoire sous une forme qui peut être sauvegardée. Un "nodule" permet la communication interpersonnes, échange permanent de données dont le "flux" alimente la "Conversation" (informatique?).
Qui? Beaucoup (trop?) de personnages, dont les interactions, que l'on relève au hasard d'une conversation (sur le passé, sur le sens de la vie...) ou d'une didascalie, donnent le tournis... Au pied de Central Station, nous avons un "grouillement" de vies d'habitants, de gargotiers, de boutiquiers, d'artisans, de mendiants... Quelques personnages se détachent: Miriam "Mama" Jones et Kranki (un enfant "bizarre", plus ou moins orphelin). Boris Chong (docteur Frankenstein qui a travaillé dans les "cliniques d'enfantement", lui-même "augmenté" [c'est seulement à seconde lecture que j'ai compris que son "aug martienne" signifiait sans doute "unité augmentée"]) et son vieux père Vlad. Carmel (passagère clandestine, abomination et créature dangereuse qui doit être éliminée pour les uns, vampirette... de données et non de sang, à protéger pour les autres). Yan et Youssou, couple de garçons qui va se marier. Matt Cohen (devenu plus tard Saint Cohen des Autres). Ibrahim et Ismaël. Achimwéné et Gidéon (amoureux de vieux livres?). Isobel Chow et Motl (robotnik). Frère R. Ustine, prêtre-robot (oecuménique? Il a fait son "hadj" sur Mars, il est toujours prêt, en bon pasteur, à écouter ses ouailles, il assure les circoncisions pour les garçons humains...). Ruth (la "conque"). Et j'en oublie...
Comment? De ce que j'ai compris, l'avenir est au métissage... Que ce soit géographique, interplanétaire, éthnique, religieux, homme-machine, réel-virtuel, multitemporel, ou tout ce dont on peut rêver. Les fameux "robotnik", par exemple, sont des vétérans, "les soldats oubliés des guerres oubliées des Juifs" (p.28), des "cyborgs" avec des vestiges de conscience humaine branchée sur un corps robotisé - dont les vénérables composants sont de plus en plus compliqués à remplacer. Et en même temps, il restera possible que certains vivent leur vie entière dans un même lieu, dans une vie quotidienne étriquée, qui les empêchera de "comprendre" ceux de leurs proches qui sont partis, la tête dans les étoiles.
Pourquoi? Après lecture, je ne sais toujours pas quoi répondre... Alors je vais relever quelques allusions à la planète Mars: le nom d'une ville sur Mars (Tong Yun City, p.12), Mars où il y avait jadis eu de la vie microscopique (p.13), un feuilleton martien (Chaînes d'assemblage, p.16), un "bazar de la foi" sur Mars (p.28), des "immeubles coopératifs de style martien" (p.38), "Nouvel Israël", sur Mars (p.65), "noir martien" (un genre de polar, p.142). Des envies de "retour aux sources"...
Quoi? Dernière occasion de parler du contenu de l'ouvrage... Dans l'ensemble, cette "mosaïque" évoque des fragments de vie quotidienne d'habitants de bidonville au pied de Central Station: la création d'individus, la naissance, la vie, parfois changeante, la mort. J'y ai, je crois bien été, dérangé par la place du "fait religieux" (des robots qui croient à la métempsycose bouddhiste: un ascenseur qui peut se demander s'il se réincarnera en cafetière ou bien dans la virtualité...). Ici, pas besoin de Messie ni de "bible catholique orange" comme dans le cycle de Dune. Mais tout s'y mélange en terme de références. D'après mes recherches, le terme "shambleau" (un des qualificatifs de Carmel) fait allusion à un recueil de nouvelles de 1933 de Catherine Lucile Moore (des aventures de Northwest Smith, sur Mars ou sur Vénus...), cependant que "strigoi" correspond aux créatures mort-vivantes faisant partie du folklore roumain. Quant aux "robotniks" (mot ancien qui signifierait "ouvrier" [en polonais]): pourraient-ils être ceux qui refusent d'être des robots? Pour la plupart des personnages, les interactions sont permanentes entre monde physique et monde virtuel. Tout cela constitue un univers difficile à appréhender (beaucoup trop de phrases seulement allusives). c'est extrêmement touffu (je dirais même foisonnant), ça part dans tous les sens, et à la fin de l'ouvrage, nous n'avons vu que des "tranches de vie" sans que rien ne soit définitivement achevé (sauf peut-être la mort [physique] du père?).
Au final, je confirme que cette oeuvre un peu trop complexe pour mon cerveau limité à deux neurones m'a laissé une impression mitigée. Ce n'est pas forcément un livre que j'aurai plaisir à relire alors qu'il m'en reste à découvrir des milliers d'autres qui, peut-être, me plairont davantage. Mais c'est mon avis à moi: il est tout à fait possible que ce qui ne m'a pas plu soit précisément ce qui a donné plaisir à d'autres lecteurs.
Outre Yuyine déjà citée, d'autres blogueurs et blogueuses ont parlé de ce livre avec la récente édition: Zoé [prend la plume], CélineDanaé, Le Maki, Le syndrome Quickson, FeyGirl, Leschroniquesduchroniqueur, Just a word. Stéphanie Chapsal en avait parlé dès 2020.
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Alors que je venais de finir ce livre, j'ai eu l'idée de relire une série BD qui traîne dans ma BDthèque depuis quelques décennies, et qui n'est pas sans points communs avec la lecture que j'ai eue de Central Station: la saga Convoi TM (4 tomes). Elle m'a paru former un très bon contrepoint à ce qui m'a manqué dans l'ouvrage de Lavie Tidhar. Les quatre volumes (qui sont ressortis récemment sous forme d"'Intégrale" en un volume) contiennent des héros, une histoire bien cadrée pour chaque album, dont chacun fait avancer l'histoire, le long d'un "arc narratif" global qui est mené à bonne fin...
J'en parlerai dans un prochain billet. [chroniqué le 30/06/2024]