Le marin à l'ancre - Bernard Giraudeau
J'ai (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) d'abord repéré le titre et le nom de l'auteur dans le bac à livres d'occasion. Quand je l'ai pris en main et ai regardé la 4e de couv', j'ai compris que ce n'était peut-être pas totalement un livre de "navigation". Mais bon, je me le suis offert quand même... et ne le regrette pas.
Bernard Giraudeau, Le marin à l'ancre, Points N°P1041, octobre 2010, 269 pages
(copyright Ed. Métailié, 2001)
Quel contenu, alors, pour Le marin à l'ancre? Bernard Giraudeau (1947-2010) envoie à son ami Roland, cloué par la maladie dans un fauteuil roulant, des dizaines de lettres lorsque lui-même voyage aux quatre coins du monde, pour une préparation de film, un tournage, des vacances, entre 1987 et 1997... Il s'agit donc du "partage" de récits de voyages: celui qui est mobile raconte à celui qui l'est moins. L'édition "Points" est sortie deux mois après la mort de Bernard Giraudeau des suites d'un cancer combattu pendant 10 ans.
Avant de devenir l'acteur que l'on a connu, Bernard Giraudeau, petit-fils d'un "cap-hornier", s'était engagé dans la Marine nationale à 16 ans (en 1963): il a d'abord suivi les cours de l'école des apprentis mécaniciens de la flotte, à Toulon (été donc "arpète"?), avant de naviguer durant 7 ans, d'abord (durant deux ans) sur le tout neuf porte-hélicoptère école Jeanne d'Arc, puis sur une frégate et enfin sur le porte-avion Clemenceau. Il a 22 ans quand il quitte la Marine, avec deux tours du monde à son actif.
Si l'ensemble du livre n'est pas consacré à cette vie de marin, j'y ai cependant relevé un certain nombre de souvenirs distillés au fil des ans et des envois. Comme, p.38, ceux de l'attente de l'escale à Madagascar (Diego Suarez) alors qu'on est en mer (en salle des machines), qui se savourait, tellement différente d'une arrivée "brutale" en avion. Ou, plus loin, deux histoires de jeune marin en bordée (à 17 ans) et de femmes... dont il n'a pas forcément compris qu'elles attendaient de l'argent (je rappelle que les lettres sont écrites plusieurs dizaines d'années plus tard). Ou cette histoire de drame passionnel, quand un officier en principe retenu ailleurs trouve son collègue et ami en position délicate avec son épouse. Il rappelle encore que c'est sans doute Daniel Defoe qui a inventé le "mythe" du repaire de pirates et république démocratique Libertalia, toujours à Madagascar (p.50).
Les lettres sont datées et donnent des lieux d'envoi très variés: La Rochelle, Belgrade, Chypre, Cap Juby, Saint-Denis de La réunion, Sotchi, Quito, Saint-Louis du Sénégal, et bien d'autres... parfois avec plusieurs dates. On est touché par l'injonction du copain immobilisé, qui dit à un moment à l'épistolier: "tire-toi, tu me raconteras, j'ai besoin de voyager, je m'encroûte. Il y a un petit moment que tu n'es pas parti". Une dernière lettre, datée de février 2001, introduit le livre.
J'ai encore relevé, p.82-86, une jolie histoire sur le Japon: lors d'un appareillage de la Jeanne qui va quitter le Japon, sous la neige, tout l'équipage au garde-à-vous sur le pont malgré l'absence de public sur le quai, arrive un gros bouquet porté par une minuscule Japonaise... pour son amour qui part. Scène chaplinesque de l'arrivée du "bouchon-gras" (mécano) le plus laid du bateau - il trébuche en descendant la "passerelle" enneigée -, que la fille était navrée de voir partir (sans retour), ce qu'elle lui témoigne désespérément sous les yeux z'émus de l'équipage et pressés du commandant... "Ne me demande pas si l'histoire s'arrête là. Elle s'arrête là, générique de fin. Il n'y a pas de suite, jamais, chez les marins".
Survolant (p.92) le Cap de Bonne espérance (Afrique du Sud), Bernard Giraudeau imagine brièvement un trois-mâts filant grand largue sur la route des Indes...
La longueur des courriers va d'une seule page (pour les plus courts), jusqu'à des textes comportant plusieurs parties et plusieurs pages. Il y raconte ses histoires d'acteur, de tournages, entremêlés à des souvenirs de son temps de jeune marin... de ports en îles et d'îles en ports. Un passage à Marseille va évoquer le souvenir de Saint-Mandrier, avec les hâbleries adulescentes des jeunes marins camarades de chambrée... Ailleurs encore, quelques souvenirs d'escale de la Jeanne aux îles Marquise, à l'ancre et non à quai, en l'absence de port... et encore une fille. Escale à Manille (à 17 ans), où le jeune marin de 17 ans s'est retrouvé raccompagné à bord manu militari (après séjour au casino local).
Même si ce n'est pas du ressort de la marine, j'ai bien apprécié le récit de la manière dont, 30 ans plus tard, invité à un festival cinématographique aux Philippines, il a réussi à "mettre en scène" sa remise à Imelda Marcos d'une liste de prisonniers politiques (avec pour résultat sa propre expulsion dès le lendemain).
Sur une douzaine de pages (pp.229-241) et en plusieurs lettres (dont l'une écrite lors d'un trajet en bateau), il n'est pratiquement question que d'histoires de marins, entre le bizutage un peu violent pour l'un, ou le "quartier-maître" poursuivi d'escale en escale par l'hydravion d'une dame de Balboa...
C'est p.178 qu'il parle de "marin à l'ancre" et de "marin d'encre", ce qui m'a incité à creuser la polysémie du titre: un navire "à l'ancre" c'est un navire au mouillage (qui n'est pas en train de tailler sa route); mais cela peut aussi être le marin qui s'adresse à "son" ancre, celle qui, elle, ne bouge pas, quand lui part faire le tour du monde. Je ne citerai même pas pour mémoire (c'est juste de l'homophonie) l'encre qui permet au marin d'écrire s'il en a...
Et puis arrive cette dernière année 1997 où Giraudeau caresse de plus en plus, au fil des mois, l'espoir fou d'emmener son copain et le fauteuil où il est cloué jusqu'aux îles Marquise, avec l'aide de la Royale... Roland est mort cette année-là, il avait 53 ans.
Géraldine avait parlé il y a quelques années de ce livre en version audio (non intégrale) lue par Giraudeau lui-même.
Je ne sais pas si Fanja acceptera (ou non) ce titre, grâce à tous les points que j'ai montés en épingle, pour son Book trip en mer (saison 2). Quoi qu'il en soit, je ne regrette nullement le temps passé à lire cet ouvrage qui m'a touché. Pour moi, il fait écho tant à Debout! de Grégory Perrin que j'avais chroniqué jadis, qu'à L'homme qui marchait dans sa tête de Patrick Ségal... qui fait, lui, partie de ces innombrables livres depuis le début de l'année dont j'ai lu quelques dizaines de pages, sans aller ensuite jusqu'à décider qu'il fallait que j'investisse le "temps de lecture" nécessaire pour en venir à bout (avec ou sans billet subséquent). Sans oublier le film Le ruffian (1983), où Bernard Giraudeau joue le rôle du paraplégique auquel son vieux copain (Lino Ventura) rêve de rendre l'usage de ses jambes...
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