L'entretien d'embauche au KGB - Iegor Gran
À l'heure où c'est la paix qui se refroidit de plus en plus avec la Russie contemporaine, alors qu'on ne sait pas si notre prochain gouvernement (et son futur Ministre des armées) continueront à vouloir "réarmer le moral de la nation", je (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) présente un livre, signé par un ex-collaborateur de Charlie Hebdo, dont j'avais vu signaler la parution en janvier 2024.
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Iegor Gran, L'entretien d'embauche au KGB, éditions Bayard, coll. Bayard récits, 2024, 222 pages
(titre original en russe: Le recrutement des agents, 1969 [mention "Absolument secret"])
Fils d'un écrivain dissident expulsé d'URSS en 1974, Iegor Gran est arrivé en France à 10 ans. Il rappelle ici ou là dans ses commentaires du manuel que son père a été arrêté par le KGB et condamné à 7 ans de prison pour publication (à l'Ouest, sous un pseudonyme) d'ouvrages "à caractère anti-soviétique". Si vous aimez lire ou relire les romans de John Le Carré ou même ceux de Pierre Nord, si vous avez été captivé par les cinq saisons de la série TV Le bureau des légendes et attendez avec impatience son "spin-off", alors le livre ici chroniqué pourra peut-être vous intéresser...
Le texte principal de ce volume nous est donné comme la traduction par Iegor Gran d'une brochure de 116 pages dactylographiée en russe, présentée comme datant de 1969 et n'ayant été tirée qu'à 100 exemplaires numérotés, pour usage dans la quinzaine de centres de formation des futurs "officiers de renseignement" du KGB. Le "Scan" sur lequel notre auteur s'est basé pour la traduction avait été soigneusement "anonymisé" avec des post-ils recouvrant le numéro, le cachet de bibliothèque... Iegor Gran écrit qu'à son avis l'ouvrage a été transmis en occident via les pays baltes ou l'Ukraine. 200 à 300 diplômés sortaient chaque année, paraît-il, du centre de formation supérieur (qui, après la formation "de base", instruisait les officiers supérieurs). Cela donne une idée du volume des "promotions" annuelles d'officiers de renseignement formés dans la quinzaine d'écoles du KGB.
Si vous cherchez un roman, ... vous ne l'aurez pas! Cet ouvrage se compose de quatre parties précédées d'une introduction, pour un total de 16 chapitres comportant 19 sous-chapitres suivis d'une conclusion en deux petites pages. Le contenu forme vraiment un manuel où il n'y a pas d'histoire, si ce n'est quelques anecdotes explicatives, indécryptables faute de noms, de lieux et/ou de dates précises. Les "bonnes pratiques" des futurs "officiers traitants" pour recruter des "agents de renseignement" dans les "pays capitalistes" y sont répétées et martelées. S'il semble nécessaire de faire preuve d'intelligence et de discernement, il paraît hors de question de ne pas obéir au lourd protocole de vérification (rendre compte à l'échelon supérieur, se renseigner systématiquement sur tout nouveau contact auprès des fichiers de l'appareil central du renseignement, attendre les autorisations nécessaires pour lancer une opération...). Ce texte d'origine est parsemé, ici ou là, de grosses demi-pages de "compléments d'informations", commentaires, éclairages, gloses par Iegor Gran (avec une trentaine de notes et références bibliographiques).
Le manuel est bien évidemment manichéen: "le socialisme", les pays socialistes (selon l'acception marxiste-léniniste) sont partisans de la paix et en butte à la subversion des pays capitalistes contre laquelle ils doivent se défendre, et la collecte d'informations, grâce au recrutement d'agents, est essentielle pour cela. Le futur officier traitant doit savoir anticiper les meilleures conditions pour ce faire, s'adapter à chaque situation particulière, pour éviter de gaspiller énergie, temps et argent dans un contact qui ne déboucherait finalement sur rien et mettrait en danger le fonctionnement du renseignement déjà existant. Le plan de recrutement qui doit être rédigé, validé puis exécuté minutieusement constitue du sur-mesure adapté à chaque "prospect" (selon ma propre terminologie - on pourrait aussi parler de "cible", mais le manuel, dans la traduction d'IG, emploie le mot de "piste"). Sans oublier l'importance de la première mission qu'il sera demandé à l'agent nouvellement recruté de remplir (qu'il faut aussi avoir prévue avant l'entretien décisif).
Pour illustrer le risque qu'un contact soit détecté par le contre-espionnage adverse (avec risque d'infiltration), un proverbe français (?) est cité p.131: "un chêne peut pousser à partir d'un gland, à moins qu'un cochon l'ait avalé avant". Cela m'a surtout fait songer à la chanson de Brassens Le grand chêne (disque sorti en 1966). Le pauvre roi de la forêt, dupé par des malfaisants, les suit, mais subit nombre de malheurs, parmi lesquels "on a pris tous ses glands pour nourrir les cochons"... et meurt sans descendance.
Il est intéressant de comparer les trois types de "motivations" sur lesquelles s'appuyer pour recruter un "agent de renseignement" (idéologique et politique; matérielle; morale et psychologique), avec ou sans "relation de confiance", selon ce manuel, avec ce que l'on peut savoir du "MICE" anglo-saxon (qui doit pouvoir se traduire, sauf erreur de ma part, par "monnaie; idéologie; compromission; ego"). D'un point de vue historique, Iegor Gran nous dit que ce manuel semble s'inscrire dans une longue tradition des "services spéciaux" de Russie, en remontant jusqu'à l'Okhrana tsariste, (pour)suivie par la Tchéka de 1921, Guépéou, NKVD, avant le KGB (1954-1991) et enfin le FSB de nos jours. On peut aussi se dire que les actuels MI5 ou MI6 anglais doivent trouver certaines de leurs racines dans les services impliqués pour "le Grand jeu" aux Indes. Ou que notre DGSE descend directement du SDECE mis en place dans l'après-guerre à partir des services de renseignement de la France libre (créés avec le soutien anglais) et de ceux qui l'ont ralliée successivement, SDECE qui comprenait peut-être aussi quelques vétérans des services de renseignement de l'Armée d'avant-guerre, dont une manoeuvre d'intoxication contre l'Allemagne pour protéger les secrets de notre canon de 75 à tir rapide a éventuellement été à l'origine de l'Affaire Dreyfus quelques décennies auparavant.
Je vais me permettre de citer les deux phrases finales de Iegor Gran, après qu'il a rappelé qu'un nombre considérable des cadres qui dirigent aujourd'hui la Russie sont passés par cette école de pensée: "Ce manuel est d'autant plus précieux pour saisir et comprendre un mode de pensée engoncé dans l'immoralité - ce qui fait souvent sa force - mais tatillon dans l'exécution des ordres reçus et obséquieux devant l'autorité - une faiblesse que l'on peut utiliser contre lui pour le combattre.
Je le referme maintenant et le glisse dans un tiroir, un peu comme ces gens qui conservent chez eux un morceau du mur de Berlin, et je frissonne à l'idée que son pouvoir maléfique est loin de s'être dissipé."
Eva (du blog Tu vas t'abimer les yeux), en a parlé le mois dernier (ce qui me l'a remis en mémoire), Remy récemment aussi. Menon en réservait lapidairement la lecture aux fans de jeux de rôle d'espionnage. Valmyvoyou [lit] en avait aussi parlé peu après la sortie du livre.
Je pense que, pour de prochains billets, je tâcherai de lire en priorité, parmi l'abondante bibliographie de Iegor Gran, dans le désordre: L'écologie en bas de chez soi (2011), Z comme zombie (2022), Rêve plus vite, camarade! L'industrie du slogan en URSS de 1918 à 1935 (2017), Les services compétents (2020).
Les graffitis subversifs et autres vols de drones dont la presse nous rebat régulièrement les oreilles ces mois-ci pourraient-ils camoufler un recrutement qui serait toujours actif en France? Il semble qu'un journaliste du Canard Enchaîné, Jean Clémentin (1924-2023) a été agent de l'Est entre 1957 et 1969 (il a travaillé au Canard jusqu'en 1989). On dit que Charles Hernu (1923-1990), dans sa jeunesse désargentée (années 1950?), a su vendre fort cher aux soviétiques, alors qu'il faisait dans le journalisme, de simples synthèses d'informations disponibles en lisant la presse française. Du coup, après la lecture de ce livre, je me suis demandé si les rédacteurs et dessinateurs de Charlie Hebdo, à ses différentes époques (depuis près de 55 ans désormais), avaient jamais été ainsi "approchés"? Si ça a été le cas, j'espère bien que ça a été sans succès.
*** Je suis Charlie ***