Indélébiles - Luz
Alors que le massacre de l'équipe de Charlie Hebdo remonte aujourd'hui à huit ans, je (ta d loi du cine, "squatter" chez dasola) choisis ce mois-ci de vous présenter comme "hommage du 7" un billet sur le livre de souvenirs que Luz a consacré à ses copains assassinés (parution en novembre 2018 chez Futuropolis). Je me le suis procuré courant 2022.
Ça commence comme un rêve sinon comme un cauchemar: Luz, perdu dans le noir, arrive à la salle de rédaction pour un bouclage, mais personne ne voit qu'il est là, et Cabu, dernier à quitter la rédaction, l'y enferme en éteignant la lumière... Après cet épisode introductif, notre auteur réveillé se lève, va prendre une bière au frigo, la décapsule: occasion de commencer à se remémorer (sur plus de 300 pages) différentes séquences, des tranches de vie en noir & blanc. En tout premier lieu (p.15 à 26), comment il a rejoint les dessinateurs de La grosse Bertha, arrivant de sa province, à l'été 1991... un an avant le début de la re-fondation de Charlie Hebdo: l'histoire de sa rencontre avec Cabu qui sortait de l'imprimerie du Canard enchaîné lorsque lui s'y rendait, qu'il a osé abordé en bafouillant de nervosité et qui, ayant ri à son dessin d'actualité, l'emmène à La Grosse Bertha, l'introduit dans l'équipe, suggère de publier son dessin... Timidité du jeune provincial de pas même 20 ans! Il en conclut que, pour collaborer depuis chez lui, un fax lui est indispensable (pas d'internet à l'époque - j'ai connu). Des planche bleutées nous ramènent à la nuit d'insomnie, introduisant tels ou tels souvenirs et évocations...
(p.142)
L'un des premiers épisodes montre Charb en action, préparant des blagues pas forcément fines (mais parfois en flux circulaire). Le 21e anniversaire de Luz est fêté grâce à Charb (avec une semaine de retard) à la Rédaction de Charlie Hebdo en janvier 1993. Charb devenu un vrai copain "complice" via leur passion commune pour Les Simpson, à l'occasion d'un des Festivals "Scoop en Stock" de la presse lycéenne et étudiante à Poitiers en 1992 [je ne sais plus si c'était l'année où le petit canard dont je faisais partie à l'époque y a été primé dans la catégorie "journal étudiant", ou une autre...].
La séquence qui débute p. 44 montre la sortie des presses du premier numéro de Charlie, à l'imprimerie (après la scission d'avec La grosse Bertha). [Ces pages m'ont encore rappelé un épisode où toute notre rédaction, crevée par une nuit blanche de bouclage, attendait le retour de repas de notre imprimeur pour voir enfin nos exemplaires sortir à la chaîne (et chacun de se précipiter ensuite à la porte de la quinzaine de "centres périphériques" pour nos quatre facs afin d'y vendre à la criée le nouveau numéro...). Fin de cette seconde parenthèse personnelle].
Luz ne se prive pas de réflexions sur le travail du dessinateur. Sur huit pages, nous avons droit ensuite à une évocation de séance de gommage de crayonnés, sur table puis autour de la table... avec toute l'énergie rageuse de Riss (je crois?). Je ne sais pas si Luz possède effectivement des "chiures de gomme" pouvant être attribuées à chaque dessinateur selon sa méthode (comme évoqué p.60)...
L'ambiance dans la salle de rédaction, les "jours de bouclage", est mise en scène à de nombreuses reprises (avec l'indispensable Luce pour rappeler les délais à tenir), et montre bien l'engagement militant des dessinateurs-journalistes (à l'époque de la seconde cohabitation, notamment) en-dehors de leur salle de travail. On est plongé dans le bain d'une manif dans le contexte de l'époque, et un gnon qui vaut à Luz un point de suture sur le crâne (et une troisième mi-temps post-manif) refait surface. Dessinateur, c'est un métier!
Séquence pédagogique concernant l'académie de la grande Chaumière: Cabu y a emmené les "p'tits jeunes" (Charb, Riss, Luz) faire du dessin d'après modèle vivant... Je retrouve dans mon exemplaire une coupure d'un article paru dans Le Canard Enchaîné du 31/08/2022 (p.5): à ce moment-là, la Grande chaumière semblait sous la menace d'être expulsée de l'atelier où avaient lieu les séances depuis des décennies... Vérification faite ce jour, les activités continuent (même avec des horaires restreints pour raisons financières, depuis septembre 2022): https://www.academiegrandechaumiere.com/
Voici un exemple de séquence d'ambiance de rédac', ensuite (il faut lire chaque bulle, apprécier chaque détail et chacun des personnages croqués), qui commence par le dessin ci-dessous.
p.95, une image magnifiquement construite, autour de la "figure tutélaire" (rayonnante?) de Cabu ("le mentor")...
Vient ensuite un bel hommage à Gébé, accompagné en manif: est-ce une anecdote vécue, un souvenir de discussions qui ont réellement eu lieu, ou un regret de ne pas avoir assez parlé avec ce dessinateur et auteur complet de son vivant (il a été Directeur de la publication de Charlie jusqu'à sa mort en 2004)?
L'auteur en lévitation après une couv' publiée et reprise par des manifestants... (p.118-119 - hommage à Gébé - "juste Gébé"). Les pages qui précèdent expliquent bien le processus contributif (itérations successives pour un dessin, sa légende, sa construction) qui pouvait régner au sein de la rédac'. Cette élaboration collective sera montrée à une autre occasion dans l'une des dernières séquences, lorsque Luz s'acharne à (re)travailler sa toute première couv'...
Mais il n'y avait pas seulement Charlie Hebdo dans la vie de dessinateur de Luz à l'époque. Il raconte ainsi une séance de dédicace à Angoulême pour un canard sans beaucoup de lecteurs (Chien méchant), où les dessinateurs boivent des coups en attendant le chaland, font passer de fausses annonces à la sono, et dessinent sans filtre... (à la plus ou moins grande satisfaction des dédicataires et de leurs "accompagnateurs"). On a droit plus loin à nn autre grand moment de dédicace, sur un support original, à la fête de l'Huma...
Et puis retour au journal, pour de courtes évocations de séances de travail à la fois collectives et individuelles: chacun dans son dessin, mais en demandant parfois de l'aide pour croquer un personnage, pour trouver une photo sur laquelle s'appuyer (sans internet, encore)... séquences reliées les unes aux autres par ses réflexions nocturnes et colorées (les séquences, elles, sont en noir et blanc). "C'est vrai que, parfois, on était plus droles à faire le journal que dans le journal" (cf. dessin plus haut, de la p.142).
L'une des explications possibles du titre arrive peu avant la page 200: ayant pris de mauvaises habitudes en tenant feutre ou pinceau, Luz avait les doigts en permanence incrustés d'encre, ce qui n'était pas sans poser quelques soucis intimes... (séquence auto-dérisoire!).
Ma (courte) séquence préférée reste la série de réactions de Cabu devant la nouvelle photocopieuse (une jolie historiette, que j'avais découverte comme "bonnes feuilles" au moment de la sortie du bouquin, dans une publication de presse...).
Côté avancées technologiques, on a aussi droit à l'arrivée de la "tablette graphique" utilisée par Tignous. Bah oui, mais si quelqu'un arrache le fil alors que le dessin n'était pas sauvegardé, il n'en reste rien...
Luz nous partage encore ses souvenirs sur diverses aventures. Par exemple, en reportage dessiné lors d'une tournée musicale de Renaud et Val durant la guerre de Bosnie... On n'a pas envie d'être à sa place! La Bosnie, c'est compliqué. Chez les sado-masos (avec sa compagne), l'atmosphère est autre. En banlieue, c'est autre chose, un autre univers. Et son infiltration chez les Chiraquiens en 1995 a été l'occasion de tenter le "dessin dans la poche" dont Cabu maîtrisait la technique! Encore une séquence retraçant une visite à la prison d'Angola en Louisiane (lors d'un reportage avec Val, alors Directeur de la publication), qui enchaine sur l'art de dessiner pendant les concerts: cette fois-ci, c'est Luz qui (dé)montre une nouvelle technique à Cabu: la "perception rétinienne".
Finalement notre insomniaque se rendort (il est 4 h du matin), ...et une dernière séance en bichromie commence. C'est le jour de la mort de Johnny Hallyday. J'ai trouvé cette ultime séquence très belle. Elle est colorée avec discrétion. On y voit un bouclage à la rédaction, à l'occasion du décès de ce chanteur populaire en France (intervenu en décembre 2017...): tous les "anciens" croisés par Luz sont présents / se présentent pour l'occasion, notamment Cavanna, Gébé, Renaud bien sûr ("alors comme ça, on a éliminé la concurrence?")..., et cette fois-ci, contrairement au début du "roman autobiographique", ils lui parlent et entendent ses réponses (et ceux qui ne se sont jamais croisés en réalité interagissent aussi).
Une belle double-page colorée: le dialogue apaisé (p.302-303)
Et la couv' du numéro bouclé ce jour-là, bien sûr, c'est Cabu qui réussit à la dessiner (et tous de s'extasier). Je ne peux vous la montrer: il faut juste l'imaginer. Bel hommage.
Le 7 janvier 2015, Luz avait 43 ans. Du coup, il est arrivé en retard à la conférence de rédaction, ce qui lui a vraisemblablement sauvé la vie contrairement à tant de ses copains. Si vous songez toujours aux journalistes assassinés (au moins une fois par an, lorsque leurs proches pensent à eux tous les jours), si vous êtes toujours Charlie, alors lisez cet album.
Je suis certain d'avoir croisé ici ou là sur la blogosphère une chronique sur Indélébiles. Mais aujourd'hui, dans l'urgence, je n'ai pu en trouver que deux via moteur de recherche: The killer inside me et Collectif polar. Si je tombe directement sur d'autres par la suite, je les rajouterai en "post-scriptum".
*** Je suis Charlie ***