La Corée en feu - Jack London / Corto Maltese, la jeunesse 1904-1905 - Hugo Pratt
Dans le cadre du Challenge Jack London proposé de mars 2020 jusqu'après mars 2021 par ClaudiaLucia, je (ta d loi du cine, squatter chez dasola) chronique encore un "10/18", que j'avais acheté en 1996. Et je fais ainsi d'une pierre deux coups avec le Challenge coréen proposé par Cristie (jusqu'au 21/04/2021 - il était temps!). Et même - hop! - trois coups avec le Challenge "Des histoires et des bulles" commencé le 1er avril 2021 chez Noctenbulle.
La Corée en feu, c'est le titre sous lequel ont été regroupés et publiés en anglais en 1970, dans le volume Jack London Reports, 24 articles rédigés par notre auteur dans le cadre d'un reportage comme "correspondant de guerre" durant la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Le volume français comprend également une trentaine de lettres à Charmian Kittredge, secrétaire et future épouse de London (après son divorce d'avec sa première épouse et mère de ses filles). Le copyright indique "Union Générale d'édition, 1982" (le traducteur, Jean-Louis Postif [fils de Louis], adresse ses vifs remerciements à M. Michael Aaron, qui a bien voulu l'aider à résoudre certaines difficultés de traduction). Dans cet ouvrage, les articles écrits "sur le terrain" sont chapitrés de I (1) à XXII [22]. Ils ont été rédigés pour le quotidien de San Francisco The Examiner (appartenant à William Randolph Hearst). Oui, le même Hearst qui aurait dit quelques années plus tôt à son illustrateur Frederic Remington, à propos de la guerre hispano-américaine de 1898 à Cuba: "vous fournissez les images et moi je vous fournirai la guerre". Plusieurs journaux dont celui de Hearst avaient proposé à London, quelques semaines avant que la guerre, prévisible, n'éclate entre la Russie et le Japon, de partir la couvrir sur place. Dans ce livre, nous pouvons donc découvrir une autre facette de l'auteur Jack London, outre les oeuvres militantes, les fictions inspirées par ses propres aventures, les récits de croisières... Ici, ce sont la vie et les mésaventures d'un correspondant de guerre "embedded" par l'armée japonaise qui "montait", en Corée, à la rencontre des Russes, qui nous sont surtout racontées.
Ouvrons une parenthèse que les blogueurs-euses qui ne s'intéressent pas à l'Histoire peuvent ne pas lire. Pour dire deux mots de l'arrière-plan historico-politique (l'actualité de l'époque, que tout le monde connaissait il y a 117 ans, et qu'il était donc inutile de rappeler aux lecteurs contemporains des faits): le Japon s'était révélé au monde comme puissance montante lors d'une guerre contre la Chine en 1894-95 pour le contrôle de la Corée. Mais il avait l'impression de s'être fait dépouiller de sa victoire sous les pressions de puissances européennes ("triple intervention" de la Russie, la France et l'Allemagne). La Russie y avait obtenu de la Chine la concession de Port-Arthur (à l'extrême sud de la péninsule du Liaodong) pour 25 ans. Moins de neuf ans plus tard, au début de 1904, le Japon cherche à se faire reconnaître comme puissance régionale à part entière face aux impérialismes européens, cependant que la Russie poursuit sa politique ancestrale d'accès aux "mers chaudes". La Corée, disputée entre les deux pays, était dirigée par Kojong (né en 1852, roi depuis 1864, empereur depuis 1897, il abdiquera en 1907 et mourra en 1919). Les raisons immédiates du conflit qui finit par éclater en 1904 sont le contrôle de la Corée et surtout de la Mandchourie (ultimatum du Japon à la Russie au sujet de la Mandchourie le 13 janvier 1904). Fin de la parenthèse historique, revenons à London.
Notre journaliste a quitté San Francisco le 7 janvier 1904 à destination de Yokohama avec "de belles idées sur ce que devait être le travail d'un correspondant de guerre. (...) En bref, je suis venu à la guerre dans l'attente d'émotions. Mes seules émotions ont été l'indignation et l'irritation" (article du 2 juin 1904). Ses articles ont été rédigés entre le 3 février 1904 et le 1er juillet 1904, mais publiés parfois plus de trois semaines après leur rédaction (ou même jamais publiés, pour le N°XIII du 13/03/1904). La guerre a officiellement débuté le 8 février 1904. Le premier article de London, écrit quelques jours avant au Japon, dans le port de Shimonoseki, a été publié à San Francisco seulement le 27 février. Il retrace ses mésaventures pour quelques photos prises au Japon (interrogatoire, appareil confisqué, jugement...). Le suivant date du 26 février: London est enfin parvenu en Corée, ayant débarqué à Chemulpo (aujourd'hui Incheon). Les différents épisodes du reportage sont d'abord traité sur le mode comique (la montée "au front" s'avérant... plus que difficile pour les correspondants de guerre!): London raconte essentiellement ses problèmes de la vie quotidienne, les différences de langue, de culture... Il faut se rappeler que la transmission de ses articles était soumise au bon vouloir des Japonais et de leur censure. Dans certains articles, il mentionne les deux collègues les plus proches de lui (Jones / Dunn, et McLeod / Mackensie), seuls à avoir pu passer du Japon en Corée - cependant que leurs confrères restés au Japon s'arrangeront pour les faire "ramener vers l'arrière" au nom de l'égalité de traitement. Les officiels japonais exigent des autorisations pour tout voyage, qualifient toute information de "secrète", ... et empêchent ainsi nos reporters de "faire leur travail" sur les opérations des belligérants, London "meuble" donc avec le récit de son propre quotidien.
La vraie guerre (avec des morts et des prisonniers - des "blancs aux yeux bleus" dont London se sent plus proche que des soldats Japonais qu'il accompagne) arrive au chapitre XVII (alors que le précédent, 10 ans avant la guerre de 14, annonçait avec optimisme "quand les machines de guerre deviendront pratiquement parfaites, il n'y aura plus du tout de massacres". Le tournant terrestre de cette guerre "en" Corée est la bataille du fleuve Yalou: London n'en a pas vu grand-chose (pas plus que Fabrice del Dongo à Waterloo - mais le héros de Stendhal n'était pas "correspondant de guerre"!). Pour ma part, c'est l'article on ne peut plus clair de Wikipedia "Bataille du fleuve Yalou (1904)", consulté le 28/03/2021, qui m'a permis de comprendre comment les combats s'étaient déroulés. London sera rentré en Amérique bien avant la capitulation de Port-Arthur en janvier 1905: son dernier article, dicté à San Francisco le 1er juillet 1904, est titré "Comment le Japon rend inutile la mission des correspondants de guerre". Il fait état d'observations que l'on peut aujourd'hui juger oiseuses sur les différences de mentalités entre Japonais et "blancs". L'ambiance locale en Corée contient parfois des considérations dignes des premiers Tintin d'Hergé (avant sa prise de conscience pour Le Lotus bleu). Concernant la présence à éclipse des villageois coréens dans les articles, on peut supposer que ceux-ci se rappelaient sans doute les ravages et exactions de la guerre sino-japonaise moins d'une décennie auparavant. Après les "Lettres de Corée à Chamian Kittredge", parfois redondantes avec les articles, le volume se termine par deux articles rédigés ultérieurement: "Le péril jaune", septembre 1904 (encore pour The Examiner), et "Si le Japon réveille la Chine..." (publié en 1910 dans le Sunset Magazine). Ce dernier n'est pas sans lien avec la nouvelle d'anticipation "L'invasion sans pareille" dont j'ai déjà parlé (1910 aussi).
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Mais ce reportage de London sur la guerre russo-japonaise a aussi donné lieu, des décennies plus tard, à une oeuvre fictionnelle, dont je vais dire quelques mots.
Pour mémoire, l'album de BD d'Hugo Pratt Corto Maltese, la jeunesse 1904-1905 (Casterman 1983, réédité plus tard sous le titre La jeunesse de Corto) évoque la rencontre (fictive, bien sûr) de Jack London avec le héros prattien Corto Maltese. Dans cet album que j'avais acquis il y a plus de 20 ans auprès d'une collègue qui liquidait la BDthèque de son ex après leur séparation, le personnage de Jack London apparaît dès la 6ème planche (p.17), cependant qu'on ne découvre Corto Maltese, en pricipe le héros, qu'à la 17ème planche. Ensuite, il n'y a plus que quatre planches où l'on ne voit pas au moins une fois London. Corto, lui, figure au total dans à peine deux douzaines de vignettes (si, je vous jure, j'ai compté!), contre plus de 180 pour Jack London.
Dans cette fiction, notre reporter risque à plusieurs reprises sa vie dans des aventures qu'il n'a certes pas écrites. Pratt lui fait dire: "moi, j'écris des romans d'aventure, donc je dois vivre l'aventure" ou encore "j'ai souvent dû faire face à des situations difficiles. Avec les pêcheurs grecs, italiens, chinois. Avec les contrebandiers d'huîtres à San Francisco... On y mourrait facilement, dans ce port... En Alaska aussi, il était facile de mourir pendant la ruée vers l'or, ou bien de désespoir après un mariage raté...".
Selon ce que j'ai trouvé sur internet, cette aventure de Corto Maltese, publié en 1981-82 dans Le Matin de Paris, aurait dû avoir une suite, couvrant les années 1905-06, mais un désaccord avec le quotidien a empêché leur parution. Il semble que des éditions plus récentes que la mienne en contiennent les 27 premières pages? Je ne sais pas si London y apparaissait, sans doute que non, il devait suffire à Pratt de l'avoir "inséré" sur le front de Moukden, en Mandchourie, bien des mois après son retour réel en Amérique...
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Enfin, pour ceux et celles qui chercheraient chez les bouquinistes de vieilles éditions de London en français, je signale qu'on peut trouver pas mal d'informations sur une page web déjà ancienne.
Je sais, cet article est bien trop long. Si j'écoutais dasola, je devrais tout jeter, et recommencer en 20 lignes maximum!
(1) Je suppose que, si on les rééditait aujourd'hui, ils seraient numérotés en chiffres arabes et non en chiffres romains... alors que j'ai lu dans la presse l'abandon par le musée Carnavalet de cette "numérotation savante", suivant l'exemple (?) du Louvre. Quelle bêtise...